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dimanche, 01 mars 2015

Tribal [Nouvelles/Fantastique]

 

Pour Viking

 

 

 

Le Pigment

 

   Nul ne se souvient comment il a été trouvé, ni même par qui. Depuis longtemps, les légendes ont remplacé l’histoire, comme elles l’ont souvent fait à travers les âges.

Ce qui est certain, c’est que cette découverte a bouleversé le quotidien des hommes. Regroupés en clans dans un monde dévasté par des guerres ancestrales, ils ont cru que le Pigment était la réponse tant attendue à leurs prières. Après une cruelle période d’expérimentation, cette poudre noire a rapidement remplacé les encres classiques qui permettaient aux hommes d’élaborer leurs tatouages.

Ces tatouages, qui jusqu’alors, ne représentaient que des moyens primitifs d’exprimer leur identité.

Avec le Pigment, les dessins gravés sur les corps devinrent alors des armes mortelles d’une puissance inégalée. Combiné à un esprit suffisamment fort et aguerri, le Pigment permet à l’esprit d’incarner la forme bestiale de son choix et de profiter de toutes ses capacités.

Avant même de comprendre l’étendue d’un tel pouvoir, les hommes sont repartis en guerre.

Tandis que certains vénèrent le Pigment comme un dieu, d’autres le maudissent, lui attribuant l’émergence d’une période encore plus sombre que les précédentes.

 

C’est ici, que cette histoire commence…

 

 

Les deux hommes progressaient aussi vite que le leur permettait la crainte d’être rattrapés ainsi que l’eau marécageuse dans laquelle ils pataugeaient depuis bien dix minutes.

Témoin silencieux de leur échappée nocturne, la lune projetait sur eux les rayons de sa face blafarde... Qu’ils espéraient bien être la seule chose à redouter.

Le plus jeune des fugitifs portait sous le bras un récipient métallique, probablement à l’origine de leur course éperdue.  Il eût contenu le Saint-Graal qu’il n’aurait pas bénéficié de plus de soins de la part de son porteur.

Le vétéran s’arrêta brusquement. L’autre ouvrit de grands yeux en le voyant :

- On a pas le temps de s’arrêter ! La route est encore longue ! Personne nous a vu, mais l’esprit de  Méfisto nous a peut-être détectés !

Comme s’il n’avait rien entendu, Damas déchira sa chemise d’un geste brusque et la jeta dans l’eau. Il mit un genou au sol.

- Tu ne m’apprends rien ! C’est pourquoi je vais tâcher de te faire gagner un peu de temps. Méfisto n’est pas loin. Je peux le sentir. Il ferma les yeux.

- Et je sens encore bien mieux sa colère.

Aegern hésita à repartir. Il détailla le dos musclé de son compagnon recouvert d’un tatouage à l’effigie d’un serpent dont les écailles luisaient d’un éclat métallique. Il allait contester cette décision lorsqu’il vit les yeux du reptile prendre vie. A l’instant où son corps squameux commença à s’extraire de la peau en d’impressionnantes volutes, il comprit qu’il était trop tard pour débattre de la question. Il n’avait plus le choix.

- Bonne chance, Damas !

Aegern se remit à courir non sans ressentir une amère pointe de culpabilité. Il brisait le Rituel. Il laissait un Guerrier seul en affronter un autre voire plusieurs, sans la protection d’un Gardien. Ce qui constituait un acte extrêmement dangereux. Son esprit désormais lové au cœur du serpent géant tatoué sur son dos, le corps de Damas Slang devenait vulnérable à la moindre attaque. Il était alors facile pour un ennemi de venir se glisser jusqu’à lui et lui porter un coup fatal. Rôle précisément réservé aux hommes de la caste des Soldats. Des hommes qui combattaient de manière plus traditionnelle. Des hommes qui, pour différentes raisons, ne portaient pas de tatouages. Des hommes comme Aegern Valinas.

Le jeune homme serra plus fortement le coffret dans ses bras. S’il parvenait à l’apporter au camp, alors peut-être que leur clan prendrait un sérieux avantage. Le Pigment se faisait de plus en rare. Et par extension les Guerriers aussi. Ils avaient pris un vrai risque, Damas et lui. La paix fragile qui sévissait depuis peu allait peut-être voler en éclats. Ou bien en l’absence de l’arme ultime pour défaire ses ennemis, Méfisto allait enfin renoncer définitivement à poursuivre cette guerre qui durait depuis trop longtemps, les privant tous des bienfaits dont cette ère si sombre était déjà bien avare.

De grands cris retentirent derrière lui. Aegern s’arrêta et fut tenté de rebrousser chemin. Mais le contact froid du coffret lui rappela qu’il avait lui-même une mission à accomplir. Il reprit sa route. Il se consola en se rappelant combien Damas était un Guerrier redoutable et expérimenté. Il occulta volontairement le fait que Méfisto n’avait jamais été vaincu par un autre Guerrier que Wulfen, le chef de leur clan.

Le serpent desserra son étreinte, permettant aux corps des trois Soldats de toucher le sol.

D’autres arrivaient, leurs lames scintillant comme des feux follets sous la lune, témoin silencieux de l’affrontement surnaturel. Sous sa forme animale, Damas avait fort à faire. Il devait se préserver des coups ennemis, repérer Méfisto et empêcher toute tentative de ses adversaires d’arriver jusqu’à son enveloppe humaine, toujours agenouillée dans le marais, non loin de là.

Des flèches et des carreaux d’arbalète fusèrent. Damas incurva brusquement son corps souple et plongea jusqu’au sol, esquivant les projectiles qui se perdirent dans la nuit. Il broya un autre homme dans ses anneaux et arracha la tête d’un autre de ses puissantes mâchoires.

Méfisto était tout près. Il avait déjà dû revêtir sa forme démoniaque. Damas glissa entre des troncs d’arbres noueux. Il aperçut une silhouette prostrée, comme absorbée par une prière. L’homme était chauve et imposant.

C’était le corps de Méfisto.

Damas ralentit. C’était une chance inouïe. Il prit le temps de vérifier les alentours et poussa un sifflement de satisfaction en constatant l’absence d’un quelconque Gardien. Méfisto était réputé pour sa vaillance, mais aussi pour son arrogance. Il lui était déjà arrivé de se priver d’une escorte personnelle dans des conflits qui pourtant l’exigeaient. Apparemment, il avait cette fois encore négligé pareille précaution. Damas se jura que cette fois-ci serait la dernière. Il rampa à toute allure vers le corps immobile, sans défense. Alors qu’il ouvrait la gueule pour déchirer sa proie, celle-ci s’éveilla sans explication, redressant sa tête et son buste. Le temps d’une fraction de seconde, Damas vit plusieurs choses. Il vit le démon tatoué sur le torse de Méfisto, preuve qu’il venait de tomber bêtement dans une embuscade. Il vit les deux hallebardes démesurées que son ennemi projeta vers lui de toutes ses forces. Et enfin il vit son sourire, plus menaçant encore que tout le reste et qui lui apprit que Méfisto, aussi arrogant était-il, demeurait d’une intelligence au moins égale.

 

Quelques instants plus tard, les hommes de Méfisto rapportèrent le corps sans vie de Damas et le déposèrent aux pieds de l'intéressé.

- Ils étaient deux, précisa froidement le chef de clan.

Une série de balafres barraient son profil gauche. Son œil meurtri était effrayant lorsqu’il s’agrandissait sous le coup d’une vive émotion.

Et justement, Méfisto était furieux.

- Il ne devrait pas être loin, rassura son bras droit.

Sur ces mots, Kurgan Kotkas ôta sa pèlerine noire et découvrit un griffon majestueux dessiné sur son dos.

Méfisto le regarda s’agenouiller au sol pour entrer en léthargie. Il ajouta :

- Ne t’aventure pas trop loin. Ne franchis pas leur territoire. Que tu le retrouves ou non, j’aurais de toutes façons bientôt une entrevue avec ce cher Wulfen.

 

 

Le loup dressa ses oreilles et fixa son regard sur un point, droit devant lui, connu de lui seul. Le jour était à peine levé et il était déjà en chasse. Il devinait sa proie. Mieux que cela. Il pouvait sentir sa chair encore jeune, légèrement parfumée, son corps souple et alerte bondissant parmi les arbres et la végétation dense du sous-bois. Malgré les écharpes de brume et l’humidité, rien ne semblait être en mesure d’affecter sa remarquable perception.

La jeune fille n’avait pas dix-huit ans. Ses cheveux dorés faisaient comme une flamme vivante derrière elle lorsqu’elle courait. Elle s’immobilisa derrière un buisson en entendant un craquement. La bête était sur ses traces. Elle pensait l’avoir semée, mais une fois de plus, elle était menacée. Elle ne put réprimer un frisson. Malgré l’inconfort de sa situation, elle ne pouvait s’empêcher de sentir l’adrénaline saturer son corps. Et elle savait qu’il devait en être de même pour l’animal.

Elle en était à ce stade de ses réflexions lorsqu’un grondement dangereusement proche l’avertit du danger. Elle quitta rapidement sa cachette et s’élança en direction du camp.

Elle savait que si elle atteignait la tour de guet, elle avait gagné. Le loup ne pourrait pas s’aventurer au-delà. Trop risqué pour lui. Elle courut sans se retourner. Derrière elle, le prédateur émettait des sons menaçants, sous doute destinés à saper le sang-froid de sa proie.

Il se rapprochait. Nalen percevait maintenant le bruit de ses pattes et de son corps se glissant dans les hautes herbes. Ils avaient quitté le bosquet. La tour de gué et l’enceinte du camp étaient maintenant nettement visibles. La jeune fille accéléra l’allure. Elle était en très bonne condition physique. Ce qui était une bonne chose étant donné la détermination de son poursuivant. Le loup tenta un bond presque désespéré pour la plaquer au sol ou même la déséquilibrer. Mais l’humaine avait un  sixième sens qui n’avait rien à envier au sien. Elle fit un pas de côté, presque dansant, et évita l’attaque. Elle glissa sur l’herbe détrempée, mais se rattrapa à temps pour ne pas perdre l’avantage. Le loup se reçut prestement et profita d’un rocher pour rebondir en direction de la fugitive. Il réussit à réduire la distance les séparant, mais il ne se faisait plus d’illusions. Il avait été trop loin. Continuer présentait beaucoup trop de risques. Surtout pour un enjeu aussi futile. En voyant Nalen toucher la tour de guet, il ralentit, puis s’immobilisa. Elle venait de gagner et ne se priva pas de le lui faire savoir à grands renforts de cris et de gesticulations en tous genres.

Wulfen relativisa. C’était une jeune fille et lui un grand Guerrier, Chef de Clan de surcroît. Il fallait qu’il apprenne à mettre sa fierté de côté, de temps en temps. Et puis, ce jeu faisait tellement plaisir à Nalen qu’il avait le plus grand mal à ne pas se soustraire à ces caprices. Lui-même devait reconnaître qu’il prenait un certain plaisir dans cette chasse virtuelle. D’autant qu’il était de ce fait bien placé pour enregistrer les progrès de sa petite protégée.

Nalen avait perdu ses parents très jeunes, tout comme Teos Alaminas. Ce qui avait d’ailleurs rapproché quelque peu les deux adolescents. Wulfen se surprenait parfois à nourrir d’étranges projets pour elle.

Les Soldats commençaient à manquer. La dernière bataille contre le clan de Méfisto les avait privé de plusieurs vétérans. Nalen possédait d’étonnantes capacités qui lors d’un conflit pouvaient certainement faire la différence. Il l’imaginait déjà se faufilant parmi les hommes de son ennemi juré et venir d’un seul coup d’épée lui trancher la tête. Oui, elle ferait certainement un excellent Soldat. Il préféra arrêter là ces divagations. Quand il résonnait ainsi, d’un point de vue purement martial, ce n’était pas toujours sain. Certains le lui avaient déjà reproché dans le passé. Teos Alaminas était de ceux-là. Teos qui avait toujours refusé de se faire tatouer même à l’époque où le Pigment n’était pas une denrée aussi rare. C’était un choix délibéré pour ne pas grossir les rangs des Guerriers et surtout pour bannir autant que possible de son existence une guerre sanglante et absurde qui l’avait privé trot tôt de ses parents. Wulfen ne pouvait pas le lui reprocher, mais cela ne l’empêchait pas encore de temps de temps de lui proposer de lui tatouer quelque animal-totem. Même un tout petit.

Si Teos savait quelles pensées il lui arrivait de nourrir à propos de Nalen, il ne manquerait pas à coup sûr de le lui faire payer.

"Quand on parle du loup," songea Wulfen. Il aperçut Teos rejoindre sa protégée.

Le garçon était devenu un bel athlète. Il plaisait beaucoup aux autres jeunes filles. Mais lui n’avait d’yeux que pour Nalen, et ce, depuis longtemps déjà.

Wulfen se demandait souvent à quel moment il se déciderait à lui déclarer sa flamme ou à défaut à lui demander conseil. Mais là, il ne fallait pas rêver. Il existait trop d’amertume entre eux pour que Teos s’abaisse à de telles extrémités. Dommage pour Nalen, se dit le Guerrier. Il ressentit brusquement le regard acéré du garçon sur lui. Sa présence semblait lui déplaire. Certains jours, sa rancœur était exacerbée. Aujourd’hui devait être de ces jours. Valkya, sa compagne de toujours, vint rejoindre les deux adolescents. Elle adressa un signe à l’attention du loup indiquant un message urgent. Wulfen comprit qu’il était temps de reprendre forme humaine.

Il rebroussa chemin et courut réintégrer son corps de Guerrier.

 

- Ils sont revenus ? s'enquit Wulfen, plein d'espoir.

Il avait rejoint sa compagne sur la grand-place, mais à l'écart des autres, près d'une échoppe désertée.

Le visage de Valkya s'assombrit quelque peu.

- Aegern a le pigment.

Wulfen comprit ce qu'il était advenu de Damas. C'était un brave Guerrier et un ami fidèle. La victoire avait un goût amer.

Teos se planta soudainement devant Wulfen, les poings serrés et le défiant du regard :

- Pourquoi n'as-tu pas envoyé plus d'hommes ? Damas serait encore en vie, à l'heure qu'il est.

Wulfen soupira d'exaspération. Il aurait aimé se passer de la corvée de se justifier auprès d'un simple membre du clan, ce qu'était Teos finalement.

- Plus d'hommes aurait empêché la discrétion nécessaire à cette mission. Et en conséquence aurait sonné comme une déclaration de guerre.

- Mais c'est bien ce que tu viens de faire en décidant de les envoyer là-bas !

- Leur mission était de voler le pigment sans se faire voir, afin que les soupçons ne puissent pas se porter sur notre clan.

- Alors c'est de leur faute, c'est ça ?

- Je n'ai pas de compte à te rendre, Teos. Par contre Aegern m'en doit.

A ces mots, Wulfen s'éloigna, laissant le jeune homme se consumer de colère sur place. Valkya le prit dans ses bras pour le réconforter. Elle seule en avait le pouvoir et surtout le droit. Même si elle était la femme de Wulfen, étrangement, elle avait réussi à tisser un lien privilégié avec Teos. Sûrement parce que sa mère et elle avaient été proches à une époque, Valkya faisant parfois office de nourrice. Wulfen et elle n'avaient pas d'enfants. Un choix possible quand on était à la tête du clan.

 

Les murs d'un blanc immaculé de la Grande Salle formaient un dôme parfait percé d'une multitude de meurtrières qui laissaient passer au quotidien la lumière naturelle du soleil en un entrelacs fantastique de faisceaux.

Le jour, encore jeune, n'émettait pour l'heure que de timides rais affleurant les ouvertures et la pénombre n'était combattue que par le timide rougeoiement de quelques feux moribonds.

L'allée bordée de braseros diffusant une odeur d'encens apaisante était bondée comme à une assemblée officielle. Mais lorsque Wulfen parut à l'entrée, en un instant, elle fut désertée. Seul un homme resta assis face au Chef du clan. Il tenait un coffret argenté aux motifs complexes dans ses mains tremblantes donnant l'illusion qu'il était animé d'une vie propre. On aurait pu le croire plus aisément en connaissant la nature précise de son contenu.

Lorsque Wulfen s'immobilisa devant lui, Aegern Valinas se redressa. Son visage était empreint d'une solennité glacée. Il tendit le coffret parce que c'était la seule chose à faire, mais le poids qu'il paraissait supporter ne s'allégea pas pour autant.

- C'est fait, se contenta-t-il de dire.

La mort de Damas pesait sur les deux hommes, sur le village entier. Wulfen aurait dû ressentir de l'embarras à défaut d'une franche culpabilité. Mais fidèle à lui-même, il interrogea sans le moindre état d'âme :

- Il s'est sacrifié, n'est-ce pas ?

Aegern hocha simplement la tête.

Les traits de Wulfen se durcirent. La mort de Damas le peinait bel et bien lui aussi. Il l'exprima à sa manière :

- Il ne fallait pas qu'ils vous voient, c'était la condition. Vous le saviez tous les deux. Damas en a payé le prix et il se peut que d'autres que lui le payent dans un avenir proche.

Aegern tressaillit. Evoquait-il un châtiment ? Wulfen punissait rarement, mais quand cela se produisait, c'était une leçon qu'on retenait toute sa vie.

Comme s'il avait lu dans ses pensées, le Chef du Clan ajouta froidement :

- Si notre village est attaqué, tu seras le premier à juger votre maladresse à sa juste mesure.

Aegern aurait pu expliquer que rien que pour atteindre le coffret, ils avaient évité de nombreuses patrouilles et déjoué un nombre incalculable de pièges. Mais seul le résultat comptait. L'obtention du Pigment de Méfisto n'était plus la victoire espérée dès lors qu'elle était connue de lui. Elle avait perdu sa valeur. Le vent soufflait à nouveau sur les braises de la guerre. Wulfen pouvait presque en sentir la chaleur sur son corps. Comme pour faire écho à son trouble, son tatouage frémit un bref instant. Pour lui, c'était évidemment un mauvais présage.

La main apaisante de Valkya choisit ce moment pour étreindre son bras.

- J'ai réuni tout le monde sur la Grand-Place. Il est temps de les mettre tous dans la confidence.

Wulfen esquissa un rictus. Il aurait tellement aimé pouvoir annoncer une bonne nouvelle. Il s'était trop imaginé en sauveur de son peuple pour ne pas ressentir le cruel poison de l'humiliation. Mais personne ne lui ferait de reproches. Hormis Teos. Parfois il se disait qu'il faisait fausse route. Mais l'impression disparaissait aussi vite qu'elle naissait dans son esprit. Sans doute une question de survie pour lui.

 

Juché sur un rocher affectant la forme d'une tête de loup, Wulfen dominait l'assemblée. Il jeta plusieurs regards suspicieux vers les cieux, comme dans la crainte de voir une armée lui fondre dessus. Ce qui, compte-tenu des circonstances, n'était pas improbable.

Sa voix puissante se fit entendre, faisant taire les murmures et dominant le souffle du vent qui s'était levé :

- Damas a péri cette nuit contre notre ennemi. C'était un brave Guerrier, respecté de tous.

Les têtes s'inclinèrent. Il n'y aurait pas de cérémonie officielle. Chacun honorerait le défunt selon sa volonté. Il n'y avait plus de cérémonie depuis que la guerre les avait privé du temps nécessaire pour pratiquer les rituels mortuaires.

Après une courte pause, Wulfen reprit avec conviction :

- Je vous laisserai seuls juges pour savoir si ce que nous avons obtenu méritait cette perte.

Sans plus de préliminaires, il dévoila le coffret d'argent qu'il tenait jusqu'alors dans son dos :

- Nous avons le Pigment de Méfisto !

Sa déclaration retentit comme un cri de guerre alors qu'elle était censée tous les apaiser pour le futur du clan. Wulfen lui-même s'en rendit compte, mais cela n'empêcha pas les poings de se lever et de formidables clameurs de victoire de saluer cette annonce. Le clan était avec lui, comme toujours.

C'est alors qu'il remarqua Teos au milieu des autres, comme l'incarnation vivante de ses doutes, évidemment le seul qui ne se réjouissait pas. Il le vit le fusiller du regard, grimacer comme pour le provoquer avant de se fondre dans la foule.

Wulfen déglutit. Son devoir de Chef n'était pas terminé. Il était maintenant temps d'annoncer les mauvaises nouvelles. A quelques mètres sur sa gauche, Valkya lui sourit tendrement pour lui insuffler force et sérénité. Et cela fonctionna, comme toujours.

Suite à sa déclaration tonitruante, les langues s'étaient inévitablement déliées et les questions commençaient à fuser. Il brandit sa paume droite en avant afin de réclamer le silence.

Le vent soufflant dans les allées poussiéreuses se fit à nouveau entendre avant que la voix de stentor de Wulfen ne lui ravisse à nouveau l'attention de son auditoire, qui de toutes façons, n'avait d'yeux que pour lui en une heure aussi grave :

- Nous avons obtenu le Pigment de Méfisto, mais il est vital de reconnaître que nous avons du même coup récolté sa colère. Car il sait que nous l'avons.

Il n'adressa aucun regard à Aegern, mais ce dernier, connaissant sa faute et résolu à l'assumer, se fraya un chemin dans la foule et s'avança devant la tribune. Il fit face à la foule, et appuyant un genou au sol, la dévisagea avec une sorte de fièvre intérieure, sans mot dire, tous les muscles tendus de son visage comme offerts en sacrifice.

Satisfait, Wulfen, poursuivit :

- Vous savez ce que cela implique. Ma priorité a toujours été...

- Viens, dit Teos.

Nalen paraissait hypnotisé par le Chef du Clan. C'est à peine si elle avait conscience de la présence du jeune homme à ses côtés.

Ordinairement, Teos avait toujours du mal à obtenir son attention et de tenter d'y parvenir en de telles circonstances représentait dès lors un défi de taille. Un autre jour, il aurait peut-être abandonné immédiatement. Mais ce jour-là, son orgueil était vivace, et sa récente altercation avec Wulfen n'était sans doute pas étrangère à cela.

- Viens, son discours, on le connait par coeur. J'ai quelque chose à te montrer. C'est très important.

Nalen parlait rarement. Au point que certains la considéraient encore comme muette de naissance. Elle se contenta de brandir sa paume droite comme l'avait fait Wulfen quelques instants plus tôt sans même détourner le regard. Teos fulminait. Il lui fallait cette victoire, mais s'il n'osait pas quelque chose d'inédit, c'était peine perdue, il le savait. Alors, le coeur battant à tout rompre, les jambes flageolantes, il fit ce qu'il n'avait jamais espéré faire un jour. Il prit la main de la jeune fille et la tira vers lui, l'obligeant à plonger ses yeux dans les siens :

- Viens avec moi, Nalen !

L'intéressée ne put cacher le trouble généré par ce geste. La bouche entrouverte, ses yeux noisette écarquillés, elle dévisageait Teos dans l'attente des évènements, docile. Ce dernier sourit, aussi fière de lui que touché par l'émotion qu'il venait de faire naître entre eux.

Il se mit à courir, entraînant Nalen avec lui. Elle le suivit de bon gré, finalement enivrée par la surprise et le mystère. Elle eut bien un frémissement lorsqu'elle comprit qu'ils sortaient du village, en direction de la forêt, mais son esprit était trop avide de liberté pour s'effrayer d'aussi peu.

Wulfen était en train d’alerter le Clan sur de prévisibles représailles de la part de Méfisto lorsque Valkya se posta près de lui pour lui murmurer :
- On vient de m’informer que des Eclaireurs ont rencontré Méfisto à la Croisée des Vents.
Les yeux de Wulfen grossirent sous le coup de l’émotion et sa mâchoire se crispa. La réalité venait d’épouser ses craintes bien plus tôt qu’il ne l’aurait cru.
- Que veut-il ?
- Seulement te parler.
- Très bien, je vais le rejoindre là-bas.
- Non. Il est déjà ici.
- Quoi ?
- Il est venu en paix. Avec un présent.
Wulfen tenta de calmer son esprit tourmenté. Une réconciliation ? C’était trop beau pour être vrai.
Il observa son peuple : sa foi, son inspiration depuis toujours. La confiance aveugle qu’ils avaient tous en lui ne devait plus se payer avec le prix du sang. Il fallait qu’il accepte ce qui pouvait constituer une injure à ses yeux, voire un crime. L’avenir du Clan en dépendait.
Il expira bruyamment :
- Très bien, je vais lui parler. Mais je préfère envisager le pire. Fais en sorte que tout le monde soit prêt au combat. Fais réviser les tatouages qui en ont besoin par Fadel. Je vais retenir Méfisto aussi longtemps que possible. Il n’attaquera sûrement pas aujourd’hui, mais je préfère ne pas prendre de risque. J’en ai assez pris je crois.
Valkya acquiesça. Elle l’embrassa vivement et une seconde plus tard elle était déjà toute à sa tâche.
Wulfen dépassa le cortège de sentinelles. Il ne redoutait aucun débordement de ses hommes. Il les savait trop raisonnables. Ce qui allait lui être d’un grand secours pour tenter de calmer l’esprit échauffé de son ennemi juré qui avait lui aussi subi une perte irréparable.
Méfisto était escorté de plusieurs Guerriers et Soldats que Wulfen reconnut du premier coup d’œil. Certains d’entre eux avaient fait partie de son propre clan plusieurs années auparavant. Cela aurait pu remettre en question sa manière de diriger, mais il s’était davantage convaincu de la faiblesse de leurs esprits et du pouvoir de conviction de Méfisto.
Ce dernier arborait une tenue simple au même titre que son expression. Indéchiffrable aurait été plus juste.
- Nous savons tous les deux ce que je suis venu chercher.
- Tout comme nous savons tous les deux que je ne te le donnerai pas.
- Je ne veux pas la guerre. Tout comme toi je suis un homme de paix. Je te donne une dernière chance de l’éviter.
- Tu as tué Damas et tu viens me parler de paix !
- Il serait encore en vie s’il n’avait pas joué les cambrioleurs. Dois-je te rappeler sur les ordres de qui il agissait ?
Wulfen contint sa colère. Il savait que Méfisto cherchait à le déstabiliser et plus encore à le faire passer pour le méchant aux yeux de son Clan. C’est sans doute ainsi qu’il était parvenu à convertir des hommes à lui à sa cause.
Plus aucune chance que cela se produise désormais. Il avait bien veillé à cela.
Méfisto reprit :
- Cela dit tes hommes ont été très efficaces, d’une absolue discrétion. Sois-en persuadé. Malheureusement pour eux, et pour toi, j’ai acquis un sixième sens extraordinaire grâce à l’usage répété de notre art. Je peux faire sortir mon esprit de mon corps sans même avoir recours à mon tatouage. Pas très loin, certes, mais cela donne déjà quelque résultat.
A ces mots il produisit l’objet qu’il avait jusqu’alors tenu secret dans son dos.
La tête de Damas Slang atterrit devant les pieds de Wulfen.
Alors seulement, Méfisto fit éclater sa rage :
- Qu’est-ce qu t’en dis, Wulfen ? Ca valait le coup de t’introduire chez moi et de me voler mon bien ?
Le choc de cette vision ébranla nettement Wulfen. L’une de ses jambes ploya comme sous l’effet d’un formidable coup de masse. Méfisto ne sourit pas, mais sa satisfaction à voir son rival ainsi fragilisé fut tout aussi manifeste. Et c’est avec un air terriblement serein qu’il déclara :
- Je ne suis pas venu négocier avec toi, Wulfen. Sans Pigment, on n’a plus rien à perdre.
Il leva un bras et ses doigts s’écartèrent d’un seul coup. Des cris retentirent aussitôt dans le ciel. Une armée d’imposants oiseaux de proie portant des Soldats ennemis dans leurs serres et conduit par un griffon de la taille d’un cheval descendit en piqué sur le village. Le griffon lui-même transportait deux Guerriers.

Wulfen comprit qu’il était tombé dans une embuscade. Il aurait dû s’alarmer davantage de ne pas voir le puissant Kurgan Kotkas aux côtés de son chef. Peut-être qu’il devenait trop vieux. Mais ce n’était guère le moment de s’apitoyer. Il entendait déjà les clameurs des premiers affrontements dans le village.
Méfisto venait de disparaître derrière sa garde rapprochée.
Deux Ecorcheurs s’avancèrent armés chacun d’une paire de griffes. La fonction de ces Soldats était on ne peut plus précise : s’ils ne pouvaient tuer le Chef du Clan ennemi, ils devaient impérativement l’affaiblir, en défigurant son tatouage afin de lui faire perdre de sa puissance jusqu’à le rendre totalement inopérant dans le meilleur des cas.
Wulfen esquiva promptement la première attaque, il plongea sous le bras armé et d’un formidable uppercut terrassa le premier homme. Le second Soldat exécuta un arc de cercle dévastateur devant lui. Le Guerrier-Loup se jeta au sol et balaya les jambes de son adversaire. Ce dernier parvint à garder l’équilibre en s’appuyant sur la hampe d’un étendard fichée dans le sol, mais prenant appui sur elle, Wulfen se redressa en un tournemain et bondissant tel un fauve, il joignit ses mains au-dessus de sa tête et enfonça le nez du Soldat dans son visage avec cette massue improvisée.
De son passé de Soldat il lui restait encore quelques restes qu’il entretenait le plus souvent possible. Le plus gros risque pour un Guerrier était de ne plus savoir se battre sans user de l’inKarnation*.
Voyant un groupe d’ennemis mieux armés faire mine de s’approcher, il se retrancha dans le village, escorté de plusieurs Gardes.

Fadel Felidae était un blond gaillard à la barbe finement taillée connu pour sa jovialité. Il n’avait pas fini de « réparer » tous les tatouages qui le nécessitaient lorsque la bataille commença. A son grand regret il fut obligé d’annoncer à certains qu’ils ne pourraient pas combattre en tant que Guerrier, mais simplement comme Soldat ou Gardien.
A deux de ces infortunés, ceux qu’on avait baptisé Les Mutilés, il adressa un sourire :
- Me feriez-vous l’honneur de me pouponner durant cette bataille ?
Les deux intéressés comprirent que c’était effectivement un privilège de protéger un Guerrier de sa trempe et ils acceptèrent volontiers.
Fadel s’agenouilla, son dos face à l’entrée de la tente. Ses deux Gardiens ôtèrent son pourpoint révélant un dos orné d’un tigre à la gueule béante. Fadel fit jouer ses muscles donnant l’illusion que l’animal commençait déjà à s’animer.
Les deux Gardiens comprirent que l'InKarnation* était imminente. Ils dégainèrent chacun un coutelas. Fadel ferma les yeux, prit de grandes inspirations et comme on appelle à soi un souvenir qui nous est cher,  son esprit appela le Pigment

Un Soldat de Méfisto armé d'une lance extirpa son arme du corps d'un adversaire avant de s'approcher d'une tente qu'il soupçonnait d'abriter un Guerrier.

Tout à sa tâche de ne faire qu'un avec son animal-totem, Fadel laissait ses deux Gardiens prévenir toute menace pesant sur lui. Hélas dans ce rôle, ils étaient peu expérimentés. Le Soldat empoigna sa lance et arma son bras pour qu'elle transperce le tissu. Un museau de tigre jaillit entre les omoplates du Guerrier et un instant plus tard le félin entier bondissait de la tente et se ruait sur le Soldat qu’il mit en pièces. Il poussa un rugissement retentissant avant de courir souplement vers un autre adversaire.

La taille d'une créature inkarnée* ne dépendait pas de celle du tatouage, mais seulement de la puissance de l’esprit du Guerrier l'animant.  Si le griffon inkarné par Kurgan Kotkas était encore loin de rivaliser avec celui des âges mythologiques, il était déjà d’une stature impressionnante et figurait parmi les adversaires les plus redoutables tous clans confondus.
Et pour cause.
Sa spécialité était d’attraper ses ennemis et de les laisser tomber d’une hauteur vertigineuse, ce qui ne manquait pas de jeter l’effroi parmi l’armée adverse lorsqu’elle voyait ses corps chuter comme des pierres et s’écraser violemment au sol. Il aimait encore plus réserver ce sort aux femmes et aux enfants.
Méfisto n’avait même pas eu besoin de l’investir de cette mission. Il se faisait lui-même un plaisir d’être le parfait Exécuteur, celui qui empêchait le clan ennemi de se développer.

* Termes employés dans les Clans. Les Inkarnations sont les créatures issues des tatouages réalisés avec le Pigment et contrôlées par les Guerriers. Jeu de mot avec ink signifiant encre en anglais.

Quatre Gardiens accompagnaient Wulfen vers la Grande Salle pour permettre son Inkarnation dans les meilleures conditions, tandis que trois Soldats dirigés par Aegern couvraient leurs arrières. Ce dernier était conscient que cette bataille était pour lui l'occasion de réparer son erreur et de se libérer du sentiment de culpabilité qui l'habitait depuis la mort de Damas. Il hurla et pointa un doigt vers le ciel lorsqu'il repéra le griffon piquer sur eux après avoir laisser choir une fillette. Aegern resserra sa prise sur sa lance et ayant adapté sa vue à la mobilité de sa cible, il projeta son arme d'un geste puissant, rapidement imité par ses compagnons.
Sous sa forme animale, Kurgan profitait d’un corps robuste, qu’il avait fait gagner en souplesse au fil de ses innombrables combats. D’un battement d’ailes il évita sans mal trois des projectiles fusant vers lui, avant de plonger vers le sol sans quitter des yeux Aegern. La lance que ce dernier brandissait aurait fait sourire le monstre s’il en avait été capable, avant qu’il ne la brise dans son bec tel un vulgaire fétu de paille. L’une des puissantes serres de la créature agrippa le malheureux par la tête, tandis que Kurgan remontait d’une brusque détente. Le visage comprimé par un implacable étau d’écailles, Aegern sentit la peur s’emparer de son esprit alors qu’il se débattait en vain. Il savait que son sort était fixé.

C’est alors que Valkya apparut sur le toit de la Grande Salle, armée d’une fronde géante qu’elle faisait virevolter devant elle d’une manière experte. Lorsque Kurgan réalisa le danger, il était déjà trop tard. La pierre l’atteignit violemment en pleine face, l’éborgnant, et ce faisant, explosa en projetant un nuage de poix. La douleur lui fit lâcher prise et Aegern retomba au sol. La hauteur relative épargna à ce dernier une chute mortelle, mais le choc lui fit perdre néanmoins connaissance. Heureusement pour lui, Fadel l’avait repéré. Le Guerrier acheva un adversaire de ses formidables crocs avant de tirer le corps inerte d’Aegern jusque sous la tente où son propre corps reposait tout aussi inanimé. D’un rugissement, il ordonna aux deux Gardiens de veiller également sur le Soldat inconscient. D’un signe de tête, ils signifièrent qu’il pouvait compter sur eux.

Valkya ne s'assit pas sur ses lauriers. Fine stratège, elle savoura à peine la vision du griffon secouant vainement la tête pour se débarrasser de sa subite cécité. Elle souleva un couvercle camouflé dans le toit de l’édifice et hurla aux occupants :
- Maintenant !
Les meurtrières de la Grande Salle ne servaient pas qu’à faire entrer la lumière du jour. Un déluge de flèches et de lances jaillit des ouvertures. Kurgan eut la présence d’esprit de replier ses ailes pour se protéger, mais cela lui coûta quelques blessures handicapantes pour les combats à venir.
Valkya se laissa ensuite tomber dans la cavité, sa longue natte noire accompagnant le mouvement, avant d’atterrir au centre de la Grande Salle aux côtés de Wulfen qui venait de se mettre en position d’inKarnation.

- Nalen est en sécuritée ?

Valkya émit un sourire audible :

- Je pense que Teos s'en est bien chargée, mais je vais m'en assurer. 

Les deux amants, agenouillés face à face, échangèrent un baiser furtif, mais passionné avant que Valkya ne déclare solennellement :
- Kurgan est à moi.
Wulfen eut un sourit carnassier.
- Alors j’ai pitié de lui.
La seconde d’après, leurs Gardiens respectifs ôtaient leur tunique.
Un œil lupin lumineux s’extraya rapidement du tatouage du Chef du Clan tandis que du dos nu de sa compagne commença d’émerger sa propre silhouette métamorphosée.
Quelques combattants oeuvrant à l’extérieur virent simultanément un loup d’une taille extraordinaire s’élancer hors de l’édifice et une amazone en armure sublimée par une paire d’ailes se propulser par le toit. Les deux meneurs du Clan attaqué entraient en action, ce qui signifiait un tournant évident dans la bataille.

Sans même le vouloir, Teos avait conduit Nalen suffisamment loin du village pour qu'ils n'entendent pas les clameurs de la bataille. Mettre de la distance entre Wulfen et sa bien-aimée était devenue une seconde nature pour lui pour ne pas dire un devoir sacré pour honorer leurs parents respectifs. 

La vue d'une vertigineuse cascade s'écoulant depuis la forêt au-dessus d'eux acheva de lui faire oublier son altercation. Enfin autant que possible.

- Wulfen t'a déjà proposé de te faire tatouer, j'imagine.

Nalen jouait avec l'eau avec l'innocence d'une enfant. Teos aurait dû profiter simplement de sa compagnie si apaisante et renoncer à relancer un vieux débat. Il n'y parvint pas et il s'en voulut en même temps qu'il crut bon de crever un abscès bien trop mûr. 

- Tout dépend du tatouage, non ? Si je me fais une rose ou un petit oiseau,  je ne risque pas de rejoindre l'armée du clan.

Teos resta sans voix quelques secondes en entendant celle de la jeune fille. Il se sentit privilégié. Mais très vite, la réponse qu'elle lui avait fait abîma quelque peu son émotion. Car elle n'avait semble-t-il brisé son silence ordinaire que pour couvrir Wulfen. Une fois de plus.

Et c'est dans de tels moments qu'il regrettait l'insouciance aveugle et sourde de Nalen.

- Si tu accordais moins ta confiance à Wulfen, tu saurais qu'il a le don de faire concorder les desseins des autres aux siens. A ton avis, pourquoi Mausolée est parti ? Il s'en est rendu compte, lui, il s'est réveillé. 

Nalen cessa de jouer, son visage s'empourpra. Teos comprit qu'il l'avait vexée. Et mentionner Mausolée n'avait fait que jeter de l'huile. Car si elle considérait Wulfen comme une sorte de père, Mausolée était incontestablement un oncle. Son départ l'avait profondément peiné. 

Sans un mot, elle prit le chemin du retour, sa démarche exprimant parfaitement l'irritation qui était la sienne. 

- Nalen, attends ! On vient à peine d'arriver ! Je ne voulais pas te blesser, tu le sais bien !

Quand Aegern reprit connaissance sous la tente de Wulfen, il pensa immédiatement au coffret contenant le Pigment de Méfisto. Il se releva en poussant un cri de douleur tandis que son corps lui rappelait sa récente chute.  

- Tu n'est plus en état de te battre, souligna l'un des Gardiens de Wulfen, son propre corps tendu dans l'attente d'affronter une menace, tandis qu'au dehors les cris et les bruits de coups échangés s'amplifiaient comme le rugissement d'une déferlante.

Teos le défia du regard :

- Peut-être, mais j'ai encore une mission !

Il quitta la sécurité de la tente d'une démarche claudiquante en ignorant une ultime recommandation.

 

 

 (A suivre)

 

 
 

jeudi, 28 mars 2013

Les Chroniques de Zarlia : L'Arc de Kaheillys T.1 Prophéties

J'ai le plaisir de vous annoncer la disponibilité d'un roman écrit par un artiste talentueux et sympathique rencontré sur un festival de jeux. Son livre est disponible sur amazone à ce lien :

Les Chroniques de Zarlia : L'Arc de Kaheillys T.1 Prophéties

En rupture actuellement, mais comme il le dit lui-même, ça ne va pas durer, alors à surveiller de très près !

Sa page Facebook : Quentin Lacotte


 

Ce blog c'est pas juste un passe-temps
j'y bosse dur tous les jours
Je ne te demande pas d'argent
mais juste en retour
un petit commentaire
Ce sera mon salaire
C'est plus précieux que ça en a l'air

mercredi, 23 juin 2010

Rex Warrior Contre le Maître de la Montagne

 Rex Warrior contre le Maître de la Montagne

 

 

PROLOGUE

 

 

 

 

 

Le soir venant, l'homme et l'enfant quittèrent les abords de la rivière et prirent le chemin du retour. La pêche n'avait pas été bonne, pourtant, tout en cheminant, ils devisaient gaiement main dans la main, scrutant de temps à autre le ciel assombri paré d'une multitude d'étoiles scintillantes.

Quelques instants plus tard, ils sortirent de la forêt et aperçurent sur leur droite l'antique puits annonçant mieux que n'importe quel panneau la proximité de leur demeure.

En arrivant en vue de la chaumière  dont la cheminée crachait une mince volute de fumée, l'homme s’immobilisa et arrêta l'enfant prés de lui. La chaude et accueillante lumière se déversait à travers les carreaux des fenêtres et par la porte grande ouverte, les invitant à entrer mieux que ne l'aurait fait le meilleur des hôtes. Mais la maîtresse de maison ne manifesta pas sa présence comme à l'accoutumée et l'homme s'inquiéta. Habituellement, Shaïzra venait les rejoindre pour les couvrir de baisers avant même qu'ils n'aient atteint le seuil de la porte. Ce soir-là, elle ne parut même pas à l'entrée de la demeure et un horrible pressentiment s'insinua dans le coeur et l'esprit de l'homme.

Il se mit à courir, entraînant l'enfant avec lui, et une fois parvenu à l'intérieur, son visage entier refléta toute l'horreur de la scène dont ils furent les témoins.

Le corps de Shaïzra était allongé au milieu de la pièce, dans la plus parfaite inertie, ses vêtements déchirés témoignant de l'odieux supplice dont elle avait été victime. Mais ce que seule sa singulière posture ne parvint pas à révéler, le poignard à lame courbe planté entre ses omoplates se chargea de l'annoncer sans préambule.

L'homme se précipita aux côtés de la femme et lui releva délicatement la tête. Ses magnifiques cheveux noirs s'écartèrent, dévoilant un imposant hématome sur sa joue gauche. Avant et après l'avoir tuée, les meurtriers l'avaient violentée et sauvagement profanée.

L'homme pleura longuement la perte de sa bien-aimée, pressant contre son sein son corps glacé sans crainte de l'étouffer.

Alors qu'il exprimait ainsi le sentiment de perte irréparable qui l'accablait, l'enfant ramassa un médaillon sur le sol. Son regard empli d'incompréhension se posa sur son père larmoyant avant de s'attarder sur le pendentif sur lequel étaient gravés trois cercles concentriques autour de la lettre K...

 

 

 

 

 

 

 

PREMIERE PARTIE

 

 

 

 

 

 Toute civilisation comporte ses maux

Toute civilisation comporte ses guérisseurs.

 

 

 

                                                        Zako de Zaborian

                 

 

 

 

 

 

  

1. La Faim justifie les Moyens

 

 

 

 

Rex Warrior rampa jusqu'à un rocher et posa son regard sur l'é­tendue herbeuse. Ses yeux décelèrent un mince filet de fumée qui s'élevait au loin. Son odorat, d'une sensibilité extraordinai­re, identifia l'odeur qui emplissait l'air comme étant celle du lapin rôti. Le visage du barbare s'illumina. Du lapin rôti! Cela faisait plusieurs semaines qu'il n'en avait mangé et cela faisait plusieurs jours qu'il n'avait ingurgité une nourriture digne d'intérêt.

Rex bondit de rocher en rocher telle une panthère, dans le si­lence le plus complet et avec une souplesse qui laissait penser qu'il avait incarné un félin dans une vie antérieure.

Les deux gobelins, occupés à faire tourner un lapin embroché au-dessus d'un petit feu de bois, ne s'aperçurent de la présence du barbare qu'une fois que celui-ci se trouva à côté d'eux. L'un des gobelins poussa un croassement de surprise et porta vi­vement la main à la poignée de sa dague comme si elle le lui eut commandé. L'autre, plus serein, mais surtout moins suspicieux, le rassura d'un geste et examina le visiteur. Ce dernier était grand, musclé et avait le teint hâlé. Son regard exprimait la plus totale assurance et sa longue chevelure noire flottait der­rière lui au gré du vent. Il n'était vêtu en tout et pour tout que d'un pagne et de bottes de fourrure blanche. Une épée à large lame pendait à sa ceinture dans laquelle était glissée une da­gue. Son corps puissamment charpenté et couvert de cicatrices ne cachait rien de ses activités. Un collier de dents, d'origines aussi diverses que mystérieuses, était fixé autour de son cou. Une fois que le gobelin eut observé le barbare tout son content, il s'adressa à lui :

- Que viens-tu faire en ces lieux? Peu d'hommes osent venir par ici. C'est un endroit qui regorge de périls de toutes formes. Il n'est pas bon de se promener seul comme tu le fais.

Il indiqua l'épée de Rex :

- Même armé!

- Justement, répondit le barbare, je cherchais de la compagnie. Et je crois que je viens d'en trouver. J'ai un marché à vous proposer.

Les deux gobelins se dévisagèrent l'espace d'un instant et celui qui avait parlé à Rex prit à nouveau la parole.

- Vas-y, nous t'écoutons.

Le barbare exhiba une pièce d'or entre le pouce et l'index de sa main droite et dit :

- Je vais lancer cette pièce. Si l'un de vous l'attrape, elle sera à vous et je m'en irai comme je suis arrivé. Si je parviens à m'en saisir, je deviens l'heureux acquéreur de ce lapin dont le fumet est venu si agréablement chatouiller mes narines.

Les gobelins échangèrent un regard de connivence et firent un signe de la tête pour indiquer que la proposition leur conve­nait. Rex adressa un ultime regard à la pièce et d'un geste ra­pide la lança en l'air comme convenu. Les deux gobelins se bous­culèrent, bondirent simultanément et l'un d'eux poussa un cri de joie en brandissant la pièce.

- Je l'ai! Je l'ai!

Constatant la disparition du barbare, les deux peaux vertes se retournèrent et écarquillèrent les yeux, stupéfai­ts. Rex était assis sur un rocher et mordait à pleines dents dans le lapin rôti, tenant la broche à deux mains et arborant son plus large sourire.

- Une réclamation ?

Furieux de s'être fait duper de la sorte, les gobelins se pré­cipitèrent sur le barbare, leur dague à la main. Le premier sentit la broche lui caresser le nez si fort qu'il perdit connais­sance et s'écroula dans l'herbe. Le second n'eut pas plus de chance. Il leva sa dague au-dessus de sa tête, mais baissant les yeux, constata qu'une lame était plantée entre ses côtes jusqu'à la garde. Un filet de sang coula sur son menton et il rejoignit son infortuné compagnon.

Le barbare récupéra son épée, sa pièce d'or dans la main du go­belin et quitta les lieux, désormais rassasié.

 

2. Un Festin pour les Vautours

 

 

 

 Les lueurs flamboyantes du soleil levant s'étiraient à l'horizon. Rex Warrior escalada un rocher et juché sur son sommet, observa, intrigué, les colonnes de fumée sombre qui grimpaient dans le ciel.

Cela faisait trois jours qu'il avait ingurgité le lapin rôti volé aux gobelins et depuis il n'avait pas mangé de nourriture plus substantielle. Mais la chance semblait lui sourire à nouveau. En ce moment, des villageois devaient être occupés à festoyer et à converser joyeusement autour de grands feux. Le barbare espé­ra qu'il pourrait se mêler sans trop de peine aux convives afin de récolter quelques morceaux de choix. Rien que d'y songer, il en avait déjà l'eau à la bouche. Il descendit du rocher.

Il était vrai que son aspect n'allait peut-être pas lui attirer les bonnes grâces des habitants, mais il savait se montrer par­ticulièrement courtois, surtout quand son estomac criait famine. Le banquet auquel Rex avait pensé être convié s'avéra bien différent de ce qu'il s'était laissé imaginer. Des feux brûlaient ef­fectivement dans le village, mais le bois qui les alimentait pro­venait essentiellement des maisons livrées aux flammes.

Les corps des habitants étaient étendus sur le sol dans des pos­tures qui, hélas, laissaient deviner une fin des plus tragiques. Après un bref examen des cadavres qu'il contourna, Rex déduisit que des orcs devaient faire partie du nombre des assassins.

Un vieil homme cloué à la porte d'une cabane par une lance mani­festa sa présence par un faible gémissement. Sans son ouïe d'une incroyable finesse, le barbare eut été dans l'impossibilité de le repérer.

Rex s'agenouilla auprès du mourrant. Il appuya fermement sa main gauche sur son visage et d'un coup sec, retira l'épieu enfoncé dans son torse meurtri. En guise de remerciement, le vieil homme serra la main salvatrice du barbare. Voyant qu'il voulait par­ler, Rex se pencha davantage.

- Tu es un homme brave, mais ma fin est proche et inéluctable, à  moins que tu ne sois un prodigieux guérisseur en plus d'être un vaillant guerrier.

D'une secousse de la tête, Rex répondit par la négative.

- Ils n'étaient pas très nombreux, reprit le mourrant, mais pour de paisibles gens comme nous, ils représentaient une armée, qui plus est, une armée invincible.

- Pourquoi ont-ils détruit votre village?

- Parce que Zorbal le Maudit le leur a ordonné. Ce cruel sor­cier sème la terreur depuis tant d'années. Bientôt, il ne reste­ra plus aucun vivant pour pleurer les morts.

- Aucun homme sur cette terre n'a donc osé l'affronter?

Le vieillard toussota.

- Ceux qui s'y sont risqués ont rejoint le Royaume des Morts.

- Où vit-il ce Zorbal?

- Sur la Montagne du Tonnerre; il en est le maître. Mais pour­quoi me demandes-tu cela? Aurais-tu en tête de te rendre à son repaire?

- C'est bien possible.

- Alors je te souhaite de trouver en chemin de valeureux compa­gnons. Et puissent les dieux...

Une flèche vint docilement se planter dans le front du vieil­lard, mettant un terme brutal à la conversation. Un rapide re­gard à l'empennage du projectile apprit à Rex qu'il ne s'était pas trompé. Le massacre avait été en partie perpétré par des orcs.

Le barbare se releva et se retourna, faisant face aux responsa­bles de la tuerie. Le vieil homme n'avait pas menti. Ils n'étaient guère en nombre, mais leur diversité compensait large­ment le handicap qu'aurait pu constituer leur relative infériori­té numérique. La troupe hétéroclite était composée de quatre orcs revêtus de cuirasses, de deux elfes noirs malingres et d'un troll chauve dominant. L'orc qui avait décoché le trait s'adressa au barbare :

- Tu arrives un peu tard si tu espérais secourir un de ces misé­reux.

Rex dégaina l'acier rutilant de son épée.

- Je pourrais moi aussi te provoquer de mille façons, en te trai­tant par exemple de sale peau verte ou de charogne putride. Mais en faisant cela, je me priverais de la joie de vous occire tous sur-le-champ!

Rex bondit à une hauteur vertigineuse et en retombant sa lame décrivit un arc de cercle. Les quatre orcs se trouvèrent subite­ment allégés du poids de leur tête dans une grande effusion de sang. Le Troll poussa un grognement et abattit sa massue héris­sée de pointes. Rex se baissa vivement. Subséquemment, la massue se ficha dans le crâne d'un des elfes- ôtant au barbare le plai­sir de le pourfendre- et Rex plongea son épée dans la panse du troll comme pour le punir d'être aussi adipeux.

En quelques mou­vements, il s'était défait de six adversaires.

Le deuxième elfe noir, son épée en main, était prêt à en découdre sévèrement, mal­gré la perte de ses compagnons qui aurait pu le pousser à fuir. Il lança une botte furieuse que Rex esquiva facilement. L'elfe exécuta alors une série de passes impressionnantes, démontrant ainsi son extrême maîtrise de l'escrime; mais la manière avec la­quelle Rex l'affronta fut tout aussi impressionnante, si ce n'est plus. L'elfe rompit, essoufflé et scruta son adversaire imper­turbable. Il se fendit à nouveau. Rex dévia la lame et estimant qu'il avait suffisamment ferraillé, plongea sa dague dans la gorge de son opposant.

Après avoir délesté les infortunés serviteurs de Zorbal de leur bourse et s'être constitué une petite fortune, Rex s'éloigna des ruines fumantes, vestiges d'un village autrefois lieu de plaisan­tes festivités.

 

3. Le Départ de Zako

 

 

 

 Le vieux mage remua sur sa couche, victime des affres infligées par la maladie. La fièvre maligne qui le rongeait depuis des se­maines semblait avoir atteint son apogée, pour le plus grand ma­lheur de l'homme aux yeux bridés qui siégeait à ses côtés.

- Maître, dit-il en épongeant son front ruisselant de sueur, je ne puis me faire à l'idée que nous soyons séparés.

Le mage fit l'effort notable d'esquisser un sourire.

- Les voies de la Mort sont impénétrables. Qui sait si un jour je ne reviendrai pas te voir, sous une autre forme.

- Mais j'ai vécu tant de choses auprès de vous, vous m’avez tant appris!

- Il est temps pour toi de vivre et d'apprendre au contact d'au­tres personnes. Tu as un grand potentiel, tout comme ton père quand je l'ai connu. Toutefois, tu devras te méfier. Le monde re­gorge d'individus mal intentionnés. Tu devras exercer ton intui­tion afin de savoir en qui investir ta confiance.

L'élève serra les poings de rage, blanchissant les jointures de ses doigts.

- Il existe en tous les cas quelqu'un à qui je ne me fierai plus jamais, et je n'aurai de cesse avant d'avoir débarrassé le monde de cet être abjecte!

La voix du mage se fit à nouveau entendre, mais plus faible que jamais.

- Ton père est mort, il te faut...

- Ne parlez plus, Maître, reposez-vous. Sitôt que j'aurai ache­vé mon paquetage, je reviendrai prendre de vos nouvelles. Maître?

Le vieux mage fixait le plafond d'un regard dépourvu d'expres­sion.

- Maître!

L'élève, qui avait pour nom Mao'Jin, réitéra plusieurs fois son appel, en vain. Il était maintenant seul dans la pièce.

 

                4. Une Arrivée commentée

 

Il poussa la porte de l'auberge de l'Ogre de Barbarie et dès qu'il entra dans la salle commune enfumée, les regards des cli­ents attablés convergèrent. Il n'était point aisé de passer ina­perçu quand on portait l'accoutrement qu'affectionnait Rex War­rior.
Le barbare prit place devant l'imposant comptoir et aussitôt des murmures s'élevèrent. Sa présence ne semblait pas faire l'unanimité.
- Je suis persuadé qu'il vient des Montagnes de Sybornie, dit un vieillard borgne, une pipe en terre rivée au coin de la bouche.
- Il est connu que là-bas les hommes se battent pour un oui ou pour un non, glissa un gaillard à la chevelure hirsute à l'o­reille de tous les autres consommateurs rassemblés subitement
au­tour de la même table.
- Et celui qui vient d'arriver n'a  pas l'air bien commode, s'em­pressa d'ajouter un troisième en agitant sa chope de bière en di­rection du barbare.
Rex saisit sa bourse et la déposa brutalement sur le zinc, fai­sant sursauter plus de la moitié des hommes installés derrière lui.
- Regardez, reprit le vieillard privé d'un oeil, je parierais mon unique oeil que sa bourse est pleine de pécunes volées à d'hon­nêtes gens.
- Et bien tu peux d'ores et déjà te considérer comme aveugle! tonna la voix du barbare.
Rex se retourna et scruta les visages défaits des jugeurs.
- Tu as raison en un point, j'ai effectivement acquis ces pécu­nes par le vol. Mais je n'en ai point dépossédé d'honnêtes gens comme tu le prétends. J'ai seulement vidé les poches de viles créatures au service de Zorbal le Maudit. Je ne pense pas que vous puissiez me garder rancune de cet acte.
Les dernières paroles du barbare firent de l'effet sur les vil­lageois. Leurs yeux s'agrandirent démesurément.
- L'un de vous connaît-il la route à suivre la plus sûre pour se rendre à la Montagne du Tonnerre? Questionna Rex, ignorant la réaction de ses auditeurs.
Ces derniers demeurèrent bouche bée pendant plusieurs secondes, puis le gaillard à la chevelure hirsute se leva brusquement.
- Messieurs, nous avons là un justicier. Je vous prie s'il vous plaît de le traiter comme il se doit.
A ces mots, il tira un glaive de son fourreau aussitôt imité par six autres.
- Si tu voulais prouver ta folie, poursuivit-il, c'est réussi. Mais ne t'inquiète pas, j'ai un remède particulièrement effica­ce contre la démence.
- Et moi, j'ai un remède particulièrement efficace contre les provocateurs de rixes de ton genre, Janus!
L'aubergiste, un homme trapu à la barbe broussailleuse, venait de paraître derrière le comptoir, avec en mains une arme d'étrange facture dont l'extrémité était pointée vers Janus et ceux qui l'accompagnaient. Rex contempla l'objet dont il ignorait le nom.
- Depuis quand accueilles-tu tes clients avec un tromblon, Syl­van? Grogna l'individu répondant au nom de Janus.
- Depuis que tu menaces un client jusque-là sans histoires, ain­si que la bienséance qui caractérise mon établissement. Je te prie de quitter mon auberge, toi et la bande de
coupe-jarrets qui te servent d'amis, sous peine d'estropier l'un d'entre vous.
- Tu ne commettrais pas un tel acte, Sylvan, tu es la douceur personnifiée, fit la voix aigrie du vieillard borgne.
Une détonation succéda à ses paroles. Plusieurs hommes s’écroulèrent, mais la balle n’avait fait que perforer une table, projetant alentour quantité de débris de bois.
- La prochaine fois, Tilius, ta naïveté te fera peut-être perdre l’œil qui te reste!
Les hommes qui étaient tombés se relevèrent et ne purent détacher leur regard de la table renversée.
- Il est parti! s'écria soudain Janus en constatant la dispari­tion du barbare.
Rex avait semblait-il profité de la confusion pour prendre con­gé d'hôtes bien peu recommandables.
- Vous feriez peut-être bien d'en faire autant, conseilla Sylvan en menaçant le groupe de son tromblon.
Les hommes s'exécutèrent en traînant les pieds et en grommelant. Au moment de quitter à son tour la salle commune, Janus se tour­na vers l'aubergiste, les sourcils froncés à l'extrême.
- Je te jure que la prochaine fois il te faudra plus qu'un trom­blon pour nous arrêter!
Sylvan demeura impassible et le regarda sortir. Il alla fermer la porte et lorsqu'il revint près du comptoir, il découvrit que le barbare avait laissé deux pièces d'or à son intention.

 
                  5. Préparatifs de Départ

 
Mao'Jin rangea ses deux sabres à manche d'ivoire dans les gai­nes fixées sur son dos. Il noua une étoffe sombre autour de sa taille et tressa sa longue chevelure d'un noir de jais. Il chaus­sa ensuite des kïataï, des chaussons souples qui garantissaient un déplacement silencieux en toutes circonstances et qui avaient la particularité de ne laisser aucune empreinte, quelle que fut la nature du terrain. D'aucuns disaient que les kïataï étaient des objets magiques. C'était peut-être vrai.
Mao'Jin replia le pouce et l'auriculaire de sa main droite et traça un arc de cercle devant lui. Aussitôt son reflet apparut. Il contempla un instant son image, visiblement satisfait, avant de la faire disparaître d'un clignement des yeux.

 

(à suivre)

 

 

T’as aimé…ou pas

T’as tout lu, tout vu, tout entendu…ou pas

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mardi, 22 juin 2010

Le Songe des Ecureuils

Le Songe des Ecureuils copie.jpg

 

CHAPITRE 1

You are so Beautiful

                                                           


- Allez, dis-moi où on va ? répéta Catherine, suppliante.

Elle était allongée sur le sofa, ses longs cheveux noirs se déversant jusqu'au sol telle une cascade de soie. David les caressait avec religion. Penché au-dessus d'elle, il contemplait son visage comme pour la première fois. Ce n'était pas simplement dû à sa beauté. Son regard trahissait une vive intelligence, une rare bonté d'âme et une douceur à fleur de peau.

- Ce n'est plus une surprise, si je te le dis.

- Mais tu sais très bien que c'est moi qui conduirai.

- N'empêche que je ne dirai rien quand même.

Ils étaient coutumiers de ces petites joutes verbales. Comme tous les couples, ils se chamaillaient régulièrement, surtout pour des broutilles, alors ils appréciaient particulièrement de les inventer de toutes pièces. Ainsi, ils s'en sentaient maîtres et pouvaient leur donner la forme qu'ils souhaitaient les voir prendre; une forme de liberté.

Catherine fronça les sourcils, mimant une contrariété.

- Je ne suis pas bête. Je verrai les panneaux. Je trouverai bien.

David leva un sourcil, feignant l'indifférence.

- Peuh. Ce ne sera sûrement pas indiqué. Tu peux me croire, notre destination demeurera secrète jusqu'au bout. Tu sauras où on va que quand on y sera, ma chère.

Elle fit la moue.

- C'est un patelin paumé ou quoi ?

David prit un air de supériorité exagéré.

- Tu verras.

- Ca existe, au moins ? J'espère que ce n'est pas encore une de tes inventions, genre la ville imaginaire de trou perdu-les oubliettes.

- C'est très réel, tu verras par toi-même. Et puis d'abord, la réalité ça n'existe que pour ceux qui n'ont pas d'imagination.

Catherine siffla.

- Faudra que je la replace celle-là. Mais, dis-moi, je dois le prendre comment ? T'es en train de dire que je n'ai aucune imagination, c'est ça ?

De la voir singer la colère la rendait irrésistible. David l'embrassa.

- Mais non. J'adore cette phrase, je trouve qu'elle en jette. Alors dès que je peux la placer, je n'hésite pas. Tu me connaîs.

Catherine eut l'air dubitatif.

- Je suis sceptique. Fais-toi pardonner.

- Ca tombe bien, dit-il en lui caressant le visage, j'ai quelque chose à te dire qui va sûrement te plaire.

- Si c'est une phrase du même acabit, tu peux te la garder.

- Mais non, grande râleuse. Celle-là, tu vas l'adorer, je te le garantis.

- Vas-y, alors. Je suis tout ouïe.

David bougea légèrement comme pour mieux se préparer à la convaincre.

- Quelle est la différence entre un homme et une femme ?

Catherine pouffa.

- Alors là, c'est facile. Au moins un million d'années d'évolution.

David pinça les lèvres, singeant la contrariété.

- C'est la féministe qui parle ?

- Non, juste la scientifique.

- En tout cas, ce n'est pas la bonne réponse.

- Ca m'étonnerait. J'ai fait des études très poussées.

- Et je paris que j'étais un très bon sujet d'études.

- Comment tu as deviné ?

- De toutes façons, ce n'est pas la bonne réponse.

A son tour, elle feignit l'indifférence.

- Alors je m'en fiche.

- Je te dis qu'elle va te plaire.

- Très bien, je t'écoute.

- Donnez un fusil à un homme et il vous demandera qui il doit tuer. Donnez ce même fusil à une femme et elle vous demandera qui il a tué.

A la manière dont le visage de Catherine reprit son sérieux, David sut que la réponse avait fait plus que lui plaire.

- Qui a dit ça ?

- C'est le slogan de mon prochain bouquin.

- Et c'est moi que tu traites de féministe !

Ils s'embrassèrent.

 

Ils étaient enlacés comme des enfants tentent de se réchauffer par une glaciale nuit d'hiver.

Mais Catherine et David n'avaient pas besoin d'avoir froid.

Catherine appelait ça la position des écureuils. Elle trouvait ça mignon. L'image lui plaisait beaucoup.

David, lui, appelait ça la position des musaraignes, sûrement par ironie, surtout par esprit de contradiction.

- Pourquoi des écureuils ? Je ne comprends toujours pas.

- C'est normal, tu es un homme.

- Ah ! Ah ! Très drôle. C'est tout ce que tu as trouvé comme explication ?

- Non. C'est beaucoup plus complexe en fait.

- Ah, tiens donc !

- Et c'est pour ça que tu ne peux pas comprendre.

- Je te signale que je ne suis pas un homme.

- Ah, bon ! C'est nouveau ça ! Et tu es quoi, au juste ?

- Je suis un artiste, madame, déclara David en bombant le torse.

- Pour ce que ça change.

- Tu n'es vraiment pas gentille.

- Et toi pour un artiste, tu manques vraiment d'imagination. Si j'appelle ça la position des écureuils, c'est parce que les écureuils font comme ça pour se réchauffer. Na !

- Parce que tu vas me dire que tu as déjà vu des écureuils s'enlacer peut-être !

- Non, mais je suis sûre qu'ils font comme nous.

- Si ça se trouve, c'est nous qui avons inventé cette position. Si ça se trouve, les écureuils nous l'ont piquée et font croire qu'ils en sont les inventeurs. Au départ, ça s'appelait sûrement la position de Catherine et David.

Ils éclatèrent de rire.

- A ton tour de te justifier. Pourquoi des musaraignes ? Je ne sais même pas à quoi ça ressemble vraiment.

- C'est une sorte de petit rongeur. Un peu comme un écureuil, en fait, très mignon aussi.

- Et tu vas prétendre avoir déjà vu des musaraignes s'enlacer alors que le commun des mortels n'en verra jamais la queue d'une !

- Bien sûr, je suis un artiste. J'ai tout vu.

- Quelle déception ! Moi qui croyais que tu avais simplement de l'inspiration. En fait, tu viens d'avouer que tu n'as aucun mérite. Tu n'inventes rien. La vérité, c'est que tu n'as aucune imagination.

- Je n'en ai pas besoin. Je t'ai, toi.

- Oui, moi, ta musaraigne.

- Non, ma muse tout court.

Ils s'embrassèrent.

- Alors où tu m'emmènes ?

- Tu perds pas le nord, toi ! Oublie ça, je ne te dirai rien.

- Même pas sous la torture ?

- Non.

- Même pas sous mes caresses ?

David allait répondre quelque chose, mais son assurance venait d'être subitement ébranlée.

- Faut voir.

 

 

CHAPITRE 2

Unintended

                                        
                                                                                                    

- Tu es sûr que c'est par là ?

- Bah oui, je sais lire une carte.

- Une carte de vœux, peut-être...

- Tu m'insultes là ?

Elle le dévisagea franchement.

- Non, je t'informe, c'est tout.

A son tour, il la scruta intensément, quêtant un trait d'ironie. N'en trouvant aucun, il commença à grimacer.

Ils éclatèrent de rire tous les deux.

La voiture empruntait une route déserte traversant une forêt.

- Mets-nous un peu de musique.

Il alluma l'autoradio.

- A vos ordres.

Il chercha une station, guettant à chaque fois une réaction positive.

Il avait presque fait le tour des possibilités lorsque les premières mesures d'une chanson envahirent l'habitacle. Ils se figèrent au même moment et immédiatement le même frisson les parcourut des pieds à la tête.

Ils se dévisagèrent. C'était  Unintended de Muse.

Tous les couples ont une chanson. Celle-ci était la leur.

Elle avait le don de les guérir de tout, de sublimer l'un aux yeux de l'autre, comme écrite rien pour eux. Lorsqu'ils l'entendaient, leur amour prenait la place du monde entier.

Tout à leur émotion, ils ne virent pas le croisement, pas plus que le poids lourd venant dans leur direction.

Il les heurta de plein fouet.

La voiture quitta la route et roula sous les arbres comme un jouet fou. Lorsqu'elle s'immobilisa, leur chanson se faisait toujours entendre, en dépit de tout, comme se riant de la tragédie.

Catherine essaya de bouger. Elle avait du sang sur les yeux et sa tête pesait aussi lourd qu'une enclume. Sous le choc, sa portière s'était ouverte. Elle se tourna vers David.

Il était inconscient.

La voiture avait arrêté sa course folle contre un arbre au milieu d'un talus, en pleine forêt. La vitre du côté passager s'était brisée si bien que la tête de David était appuyée à même l'écorce.

- David.

Pas de réponse.

Il fallait qu'ils sortent de là pendant qu'ils le pouvaient encore.

Catherine allait défaire sa ceinture lorsqu'elle entendit un craquement de sinistre augure. D'un revers de main, elle essuya le sang qui lui obscurcissait la vue et plissant les yeux, s'aperçut avec horreur que le tronc d'arbre était sur le point de céder. Si cela se produisait, ils perdaient leur seule chance de s'en sortir vivants. Elle en était convaincue. Toute l'étendue de son angoisse s'exprima dans un seul mot :

- David !

Seul le silence lui répondit.

Catherine s'escrima à défaire sa ceinture, les craquements de l'écorce accompagnant ses efforts, les décuplant. La chanson continuait, imperturbable :

 

                          "You could be my unintended choice

                           To live my life extended

                           You should be the one I'll always love..."

 

Brusquement, les craquements cessèrent.

Catherine se figea. Elle tourna la tête vers l'arbre, seul rempart entre eux et la mort qui les attendait en bas de la pente. Lorsqu'elle comprit qu'il allait céder, elle n'eut d'yeux que pour l'homme inerte, assis à côté d'elle, avec lequel elle avait pensé finir ses jours.

- David !

Elle ne trouva rien d'autre à faire que refermer sa portière et fermer les yeux.

Mais ce n'était pas un simple tour de montagnes russes qui les attendait.

Le tronc se déchira et dans le silence qui s'était installé, cela fit l'effet d'une explosion.

La voiture se remit à rouler dans un chaos indescriptible de tôle froissée, les arbres se renvoyant le véhicule comme une balle de flipper. La dernière pensée de Catherine, avant que son esprit ne sombre dans le néant, fut qu'elle ignorerait pour toujours où David avait prévu de les conduire.

La carcasse s'arrêta au bord d'une rivière, en contrebas.

La chanson se tut brusquement comme si elle avait compris qu'elle ne servait plus à rien.

 

  

CHAPITRE 3

Darkshines

                                        
                                                                                                                
Il ouvrit les yeux.

Il ne comprit pas.

Il était allongé dans un lit. Sa tête n'était qu'une douleur sur ses épaules trop petites pour la supporter. Le côté droit de son corps aussi était endolori. La pièce qu'il occupait n'avait rien d'une chambre d'hôtel. Un peu trop épurée.

- Hôpital, murmura-t-il comme pour mieux se faire à l'idée d'un séjour forcé. Il se serait retrouvé en prison que cela lui aurait probablement fait le même effet.

Il regarda autour de lui en préservant au maximum la motricité réduite de son cou. Il était seul. Il ignorait depuis combien de temps il était ici. Mais cela l'inquiétait infiniment moins que de savoir où pouvait bien être...

- Catherine !

Une vision traversa son esprit avec la fulgurance d'un éclair.

Et des dégâts similaires.

Il revit la route déserte. Le silence. L'insouciance.

Il revit le choc terrible de la collision.

Il revit l'intérieur de la voiture tournoyant comme un manège devenu fou. Il entendit leurs cris à tous les deux, intimement mêlés.

Il se rappela les hurlements de la carcasse dévalant la pente de la forêt.

Il revit leur impuissance commune.

Il revit le visage doux et serein de Catherine tourné vers lui alors que l'autoradio jouait leur chanson, leur hymne personnel.

Son cœur s'emballa et son corps entier se couvrit d'une sueur glacée.

- Catherine !

La porte de la chambre s'ouvrit comme pour répondre à son appel.

Mais ce n'est pas la femme invoquée qui entra.

Si elle avait l'air amène, elle n'en était pas moins une étrangère.

Elle lui sourit.

Il l'ignora. Tout ce qu'il lui importait c'était de serrer Catherine dans ses bras pour les consoler tous deux du drame qu'ils venaient de vivre.

Il l'imaginait, isolée dans une chambre comme lui, torturée par les images de l'accident. En vie, mais dans quel état ?

- Où est Catherine ? Où est ma femme ? Comment va-t-elle ?

Le sourire de l'infirmière se crispa.

- Le docteur va venir vous voir.

Après un temps qui lui parut une éternité, le docteur entra dans sa chambre, tout auréolé de son statut d'oiseau de bon ou mauvais augure. David voyait moins en lui un médecin que l'incarnation de son avenir, de son destin.

Dieu en quelque sorte, venu lui rendre une petite visite pour l'informer des dernières nouvelles sur sa vie.

Son sourire magnanime cachait de lourdes responsabilités.

Et un secret aussi pesant.

- Comment allez-vous Monsieur Cross ?

David ignora superbement la question. Il savait le docteur très bien renseigné à son sujet. De plus, il avait le pouvoir de l'emmener en enfer ou au paradis et il ne pouvait supporter plus long délai d'attente.

- Comment va Catherine ?

Le visage du docteur se crispa. Il prit une longue inspiration.

- Elle est décédée dans l'accident. Je suis sincèrement désolé.

Ce n'est pas la phrase qu'attendait David aussi la retourna-t-il dans tous les sens comme un problème insoluble. Il traitait ces quelques mots prononcés à voix basse comme une énigme complexe et vitale. Il avait employait le mot « décédée ». Qu'est-ce que cela voulait-il dire déjà ? David ne s'en souvenait plus. Son cerveau était parasité. Il ne comprenait pas la réponse qui venait de lui être faite. Il essaya alors d'interpréter l'intonation et l'expression du médecin comme probablement un chien tente de comprendre les réflexions de son maître d'après l'inflexion de sa voix. Sans succès.

Décédée. Le mot en lui même n'avait pas l'air si terrible. Il sonnait même plutôt bien. David savait qu'il le connaissait, qu'il l'avait déjà entendu plusieurs fois. Mais jamais auparavant il n'avait été appliqué si intimement à sa propre existence. Et ce simple détail rendait son sens totalement étranger.

Le docteur vit bien le trouble qui était le sien. Alors il eut recours à un autre moyen pour lui transmettre l'odieuse vérité.

- Catherine est morte, David. Elle n'a pas survécu à l'accident. Je suis vraiment navré.

Le praticien l'était manifestement et c'est comme ça que David comprit le sort de sa femme.

La douleur lui coupa toute envie, tout besoin. Ses blessures physiques devinrent inexistantes. Une vague d'émotions aussi multiples que contradictoires le submergea. Une boule de haine grossit en lui. Il en voulait au docteur d'avoir tué son espoir, ses rêves, son avenir, sa vie.

Et Catherine.

En usant du pouvoir de quelques mots, il avait tout brisé en lui.

Rien de visible, rien de palpable, juste des mots et une pensée infernale à laquelle il devait se résoudre désormais. Et à jamais.

Comment se venger de quelque chose qui n'a pas de forme ?

Impossible.

Alors David laissa sa colère inapte se consumer sous un déluge de larmes. Il enfouit son visage dans ses mains.

Il ne pourrait plus rien construire avec elle. Sa vie avec Catherine s'arrêterait désormais aux souvenirs qu'il en garderait.

En prenant conscience de cela, il eut la sensation de mourir.

- Laissez-moi, dit-il sans même regarder le médecin.

Sa voix était à peine reconnaissable.

Le Docteur avait l'habitude de ce genre de situations. A force il s'était immunisé. Et c'est peut-être de le savoir qui enragea le plus David :

Il s'emporta.

- Sortez de cette chambre, nom de dieu !

Le médecin s'exécuta. Il en avait assez fait.

 

 

CHAPITRE 4

Goodbye my lover

 

David rentra chez lui, seul.

Il était rentré chez lui, seul, sans doute des centaines de fois, mais auparavant, il ne s'était senti seul dans ces moments là que d'un point de vue physique et le « chez lui » était un « chez eux » synonyme de solitude passagère, de prochaines retrouvailles, de futures étreintes, de tendres baisers, de dialogues passionnés, ...

Cette fois, le mot « seul » prenait tout son sens, s'imposait dans sa plus terrible et sa plus pesante réalité.

Il se sentait seul de tous les points de vue possibles et imaginables et il n'en était encore qu'aux balbutiements. Il le savait et c'était certainement ça le pire, cette conviction que l'enfer qu'il semblait avoir atteint n'en était en vérité que l'antichambre.

Il tourna la clé dans la serrure avec une lenteur surhumaine, désirant  retarder au maximum la fulgurante fatalité de sa nouvelle condition, le moindre geste le rapprochant un peu plus de la réalité de son état.

Il n'y aurait pas de solitude passagère, pas de prochaines retrouvailles, ni de futures étreintes ou de tendres baisers, pas plus que de dialogues passionnés.

Elle ne l'attendait pas dans le salon, ni dans la chambre. Elle n'était pas occupée à lui préparer un de ses plats préférés, elle ne prenait pas de douche, n'essayait pas de se faire belle pour son retour.

La maison serait vide, et pas parce qu'elle aurait encore fait des heures supplémentaires pour faciliter le départ d'une collègue mère de trois enfants ou parce qu'elle se serait une fois de plus attardée dans le rayon produits de beauté d'un supermarché ouvert jusqu'à une heure indécente. Non.

La maison serait vide parce que Catherine était morte et qu'elle ne l'occuperait plus jamais de sa présence qu'il avait cru toutes deux indissociables.

Il le savait, une partie de son esprit le lui hurlait de toutes ses forces à lui en faire exploser le crâne. Mais une autre s'opposait à la plus impitoyable raison en lui répétant que tant qu'il n'entrait pas, tout était encore possible, que tant qu'il n'aurait pas inspecté chaque recoin de chaque pièce, il avait peut-être la possibilité de la retrouver comme si l'accident n'était non pas le souvenir d'une expérience, mais la persistance d'un mauvais rêve, d'une idée folle.

Il tourna la poignée et entra dans sa nouvelle vie.

Debout dans le hall, il vit Catherine entrer dans la cuisine sur sa droite. L'émotion le paralysa. Son bref passage fut comme un ouragan. Son pas alerte, presque dansant, le gracieux mouvement de sa chevelure aussi beau et précis que celui de sa main, et sa silhouette, grande, épanouie, élégante qui transportait son âme jusque dans ses profondeurs. Il dut fermer les poings pour ne pas se laisser submerger par l'émotion. Il fit un premier pas, un deuxième. Les suivants l'emportèrent à l'entrée de la cuisine où il la découvrit absorbée dans la préparation d'une pâtisserie. Brusquement, comme devinant sa présence dans l'embrasure, elle releva la tête et le dévisagea. Son regard avait toujours exercé sur lui la plus absolue fascination quelque fut sa nature. Ses yeux détenaient une telle vie, un tel feu intérieur. On disait que les yeux étaient le miroir de l'âme : les siens donnaient tout son sens à cette métaphore. Ils devinrent brillants et dans la seconde qui suivit, elle se jeta dans ses bras. Il la serra contre lui, se réappropriant son corps comme une partie du sien trop longtemps séparée. Il plongea une main dans ses cheveux et admira la beauté de cette alliance. Son autre main se lova sur son visage et en parcourut la courbe satinée. Et puis soudain, tout disparut. Elle disparut. Et il comprit qu'il n'avait fait que fantasmer une scène qui s'était produite d'innombrables fois dans sa vie. Il l'avait instinctivement reproduite comme si son cerveau était resté sourd aux nouvelles du jour.

David caressa le plan de travail vierge de toute recette, si détestablement propre, brillant, net.

Elle ne viendrait plus le salir de farine et de sucre et d'autres poudres odorantes plus mystérieuses, sur lesquelles il avait eu tant de mal à mettre un nom.

Il serra le poing et frappa violemment la céramique.

Cette pièce lui faisait trop mal. Il décida d'en sortir.

Lorsqu'il entra dans le salon, il sut que cela n'allait rien arranger.

Bien au contraire.

Ici aussi, leur intimité avait eu sa place. Il revit tout en quelques secondes. Les moments les plus forts de leur existence que cette pièce avait pu accueillir, il les retrouva dans une telle intégralité, une si parfaite authenticité qu'il sentit ses jambes ployer sous lui. Il tomba à genoux et se raccrocha au bras d'un fauteuil que la main de Catherine avait si souvent épousé. Chacun de ses souvenirs devenait une lame aiguë qui le poignardait, une balle tirée à bout portant qui lui explosait la poitrine, et qui en se succédant dans sa tête meurtrie, à un rythme infernal, composait un ballet de morts violentes dont il se relevait à chaque fois comme on relève un défi.

Cela aurait dû lui suffire, le décourager de poursuivre.

Pourtant il continua le voyage.

Il revint dans le couloir et s'immobilisant devant l'escalier en bois, jeta un regard à l'étage. Leur chambre s'y trouvait. Comparé à ce qui l'attendait là-haut, le salon n'était qu'un avant-goût. Il le savait pertinemment. C'était pure folie de vouloir replonger dans son passé, mais toute raison semblait l'avoir quitté depuis la funeste annonce. L'amour et la mort s'épousaient en lui de manière si violente que de cette union naissait un formidable désir de s'abandonner aux plus cruelles expériences de l'âme humaine.

Il grimpa chaque marche avec un profond soupir.

Arrivé sur le palier, il chancela.

Le couloir était encore saturé de son parfum, un mélange enivrant de santal et d'autres essences de bois.

Ne va pas dans la chambre, se répétait David comme pour conjurer la malédiction qu'il était en train de subir. N'y va pas. Tu vas devenir fou !

La porte n'était pas fermée. Catherine ne fermait jamais les portes. Il la poussa facilement. Les souvenirs commencèrent à affluer comme s'échappant de la pièce pour venir s'engouffrer en masse dans son crâne trop étroit pour leur donner refuge à tous.

Il entra instantanément dans un état second. La pièce chavira autour de lui avant de retrouver un semblant d'inertie. Il revit Catherine en train de se vêtir, de se dévêtir, de se maquiller, de s'étirer, de se parfumer, de se coucher. Il ouvrit son armoire. La vue de ses vêtements occasionna en lui une nouvelle explosion de visions aussi terribles que les précédentes. Il toucha les chemisiers, les tailleurs, les jupes, les manteaux et les pantalons du bout des doigts avec un mélange d'effroi et de fascination. Ce n'était que du tissu et pourtant ces morceaux d'étoffe colorée avaient le pouvoir de faire ressurgir en lui les sensations que ses mains avaient gardé en les foulant. Il ferma les yeux et laissa ses sens lui délivrer leur mémoire. Il se rappela la volupté associée à chaque parure et la peau de Catherine en faisait partie intégrante.

Lorsque sa main rencontra une robe noire en satin, il ouvrit brusquement les yeux. Il ôta le vêtement de son support et l'emporta. Depuis le premier jour où il l'avait vue, David avait considéré cette robe comme le parfait écrin de la beauté de Catherine. Une vérité lui apparut alors : durant tout le temps qu'il avait passé avec elle, il n'avait pas ressenti le besoin de vivre, simplement de l'aimer.

Il s'allongea sur le lit, à sa place à elle, serrant la robe contre lui et s'imaginant le corps qui l'avait habité.

 

 

CHAPITRE 5

 

 

- Merde, Kevin, tu sais très bien que je déteste ce genre d’endroit !

Kevin guidait David à travers la salle bondée comme un boucher traînerait un animal vers l’abattoir.

- Tu veux être publié, oui ou non ? Alors tu vas me faire le plaisir de te mêler un peu à la foule. Je ne sais pas si tu as remarqué, mais il y a des gens connus et respectés ici. Tu crois que ça été facile d’obtenir deux invitations à une soirée pareille ?

- Fallait pas te donner tant de mal.

Kevin s’arrêta et fustigea son ami du regard.

- Là, tu commences sérieusement à me gonfler. J’aime ce que tu fais, David, je respecte énormément ton travail, tu le sais. Et je serai le premier à me réjouir si tes œuvres étaient enfin reconnues à leur juste valeur. Mais il ne suffit pas de le vouloir. Il faut aussi s’en donner les moyens.

- C’est facile pour toi de dire ça. Tu n’es pas dans ma situation.

- Précisément. C’est pour ça que je suis ton aide la plus précieuse.

David grimaça, signifiant par là qu’il reconnaissait cette vérité, mais qu’en certaines occasions – comme en ce jour – cela ne l’enchantait pas particulièrement.

Après avoir fondu sur trois ou quatre buffets froids – à ce jeu-là, David et Kevin s’entendaient très bien – ils arrivèrent en vue d’un homme d’une cinquantaine d’années dont la suffisance n’était pas vraiment au goût de David. Et c’est avec un profond regret qu’il entendit son ami lui annoncer :

- Voilà Michael Manfred Senior, agent littéraire, producteur de films, et dénicheur de perles rares à ses heures.

Kevin passa un bras amical autour des épaules de David et le dévisagea avec de grands yeux :

- Tout à fait ce qu’il te faut, mon gars.

Puis il sourit dans une grande débauche d’émail.

Qui s’affaissa lorsqu’il vit l’expression défaitiste de David.

- Ce sera sans moi. T’as vu ce type ? On dirait un candidat aux élections en pleine représentation. Et que je te serre la main, et que je te tape la bise, et que je te souris et que je te dis du bien…

Une hôtesse charmante leur présenta un plateau de cocktails. David tendit une main pour  prendre un verre, mais Kevin retint son geste.

- Excusez-nous, mademoiselle, on a un compte à régler avant.

Il emporta David qui adressa un regard idiot à la serveuse et le plaqua contre le mur d’une alcôve.
- Ecoute-moi bien, monsieur-je veux être riche et célèbre, va falloir que tu songes sérieusement à mettre de l’eau dans ton vin si tu espères mettre un jour du beurre dans tes épinards.

David avait toujours ce regard idiot qu’il se confectionnait naturellement quand les choses tournaient mal pour lui et qu’il ne voulait pas l’accepter.

- Et toi t’es qui ? Le cuistot de service ?

Kevin était noir et l’on sait que les noirs ne rougissent pas facilement. Pourtant en cet instant, David aurait juré que le visage de son ami s’était empourpré. Ce que vint confirmer un regard féroce de prédateur ulcéré que Kevin se confectionnait naturellement quand les choses et les gens n’allaient pas dans son sens.

- Là, mon ami, tu dépasses les bornes de mes limites.

Kevin resserra sa pression sur les épaules de David qui se voyait déjà installé à sa machine à écrire, amputé des deux bras.

L’image le fit sourire et puis rire.

Consterné par sa réaction, Kevin l’observa partir dans un fou rire complètement déplacé.

- Enfoiré, mais tu te fous de ma gueule !

Kevin le relâcha brutalement.

- Démerde-toi tout seul. T’es vraiment qu’un connard qui mérite que ce qu’il a.

Il fit demi-tour et disparut dans la foule.

Lorsque David le perdit de vue, il s’arrêta de rire. Et lorsqu’il s’arrêta de rire, il comprit qu’il venait peut-être de perdre son meilleur ami.

Là, son visage se rembrunit.

C’est vrai qu’il était un connard. Il avait vraiment le chic pour saboter la moindre de ses chances. Que ce soit avec le boulot ou avec les femmes, c’était pareil. Combien de fois Kevin l’avait branché sur des coups du tonnerre qu’il avait lamentablement esquivé, oublié, ignoré, rejeté. La liste était longue dans tous les cas.

Il sa rappela subitement une fille à qui il avait tapé dans l’œil. Une fille vraiment mignonne, pas vulgaire, attachante et surtout libre. Livrée sur un plateau d’argent. Un plateau qu’il avait renversé faute de croire à son propre bonheur.

Sans Kevin, sa vie professionnelle et sentimentale allait vite devenir synonyme de désert.

Il sortit de l’alcôve et jeta un regard noir à Michael Manfred Senior, la source de tout son malheur. Il savait qu’il n’était pas responsable le moins du monde, mais ça lui faisait tellement plaisir de s’en convaincre.

Les mains dans les poches, la tête basse, comme un gamin qui aurait perdu toutes ses billes à la récré, il se lamentait sur son sort lorsqu’une voix l’interrompit dans son suicide psychologique.

-  Excusez-moi, vous savez où sont les toilettes de cette baraque?

Instinctivement, avant même de dévisager son interlocuteur, David trouva que l’emploi du terme « baraque » pour qualifier un manoir somptueusement meublé méritait à lui seul de s’intéresser à la personne. Mais lorsqu’il releva la tête, il sut aussi intuitivement qu’il allait faire bien plus que s’intéresser à cette personne.

La femme était grande, belle, bien coiffée, bien habillée. Une vraie star de cinéma. Elle portait le chignon et une robe noire en satin qui épousait son corps de diva.

David en resta bouche bée. Il oublia la question, Kevin, les gens autour, tout. Ou presque tout.

- Vous connaissez Michael Manfred ?

 

 

CHAPITRE 6

L’Ode à la Joie

 

 

- Vous avez un téléphone ? Vous devriez appeler votre ami.

Elle s’appelait catherine.

David n’osait la dévorer des yeux de peur d’être indécent et surtout de peur d’être le énième pauvre type à le faire. Il détestait les normes, ce qui aide fatalement à devenir marginal.

Mais cette rencontre était une bénédiction. Surtout quand il avait appris que cette rencontre avait pour nom Catherine Manfred.

- Vous avez raison, répondit-il en essayant maladroitement de dissimuler son trouble. J’attends juste le bon moment.

Catherine se leva brusquement comme si elle venait de se rappeler qu’elle avait quelque chose sur le feu.

- Il faut absolument que je vous présente à mon père.

L’usage de cette formule l’honora. Il n’en l’aima que davantage.

- Il recherche justement quelqu’un pour booster les ventes de Squirrel Editions.

- Squirrel ?

Catherine se fendit d’un sourire de reine.

- Oui, écureuil. C’est mon animal fétiche. Mon père m’a fait ce cadeau pour mes vingt-deux ans.

David écarquilla les yeux.

- Impressionnant.

Ce n’était pas tous les jours qu’il avait un tel vent en poupe. Kevin aurait été sans doute fier de lui bien qu’il n’ait rien fait de particulier en vérité. Bizarrement, la chance avait tourné au moment même où son meilleur ami s’était éclipsé. Fallait-il y voir une relation de cause à effet ? David savait qu’il aurait été injuste de sa part de penser une telle chose. Mais il manquait d’inspiration pour trouver une meilleure explication.

David suivit Catherine qui le guida jusqu’au cinquantenaire auquel il avait jeté un regard noir quelques instants plus tôt. L’ironie de la situation ne lui échappa pas. Il se mit à sourire. Michael Manfred Senior prit ce sourire comme une marque de politesse et sourit à son tour.

Catherine fut enchantée de ce premier contact. Elle connaissait suffisamment son père pour savoir que le premier était en général déterminant.

- Papa, je te présente David Cross. Il est écrivain. J’ai pensé que cela pouvait t’intéresser.

L’éditeur dévisagea sa fille, puis porta son attention sur David.

- Excellente déduction. Tu as vraiment de qui tenir, dit-il en riant.

Puis il enchaîna :

- Alors Monsieur David Cross, quel genre de littérature me proposeriez-vous ? Je suis sûr que c’est ambitieux, sinon Catherine n’aurait pas fait le déplacement.

Il lui adressa un clin d’œil complice.

- Elle me connaît assez.

La jeune femme haussa ses sourcils et hocha la tête en signe d’approbation.

David se sentait particulièrement petit et frêle entre ses deux personnages si débordants de charisme. Mais il ne voulait pas les décevoir. Et il se dit que ce serait bien d’annoncer à Kevin qu’il avait finalement pu approcher le grand patron de Squirrel Editions en obtenant une promesse de contrat juteux. Et pour sa gloire personnelle – qui se faisait plutôt la malle ces temps-ci – c’était une occasion en or. Bref, il avait trop à y gagner pour se laisser bouffer par le trac.

Comme David Cross n’avait pas l’étoffe suffisante pour se sortir de là, il entra alors dans la peau de Conrad Conley, un aventurier qu’il avait crée sur le papier pour une série de bouquins bon marché. Un mec sûr de lui, un brin charmeur, arrogant, pétri d’un savoir complètement inutile, blagueur de série z et doté d’un sens de l’humeur en perpétuel équilibre. Rien à voir avec lui, quoi. Enfin, il s’en persuadait.

Catherine vit tout de suite le changement s’opérer en lui. D’abord déboussolée, elle en vint vite à être fasciné par sa performance.

- Et bien Monsieur Manfred Senior, on ne va pas tourner autour du pot. J’ai un bouquin actuellement qui a tout pour redorer votre blason. Si tant est qu’il en ait besoin. Mais bon, c’est toujours bon à prendre me direz-vous. Deux couches de peinture valent mieux qu’une seule.

David s’esclaffa de sa plaisanterie. Il fut d’ailleurs le seul.

L’éditeur le scruta avec méfiance. David n’osa vérifier l’expression de Catherine de peur d’y voir celle du regret le plus sincère.

Il eut un instant de doute et de profonde solitude. Venait-il de saboter une fois de plus les chances de changer sa vie ? Il refusa cette éventualité en sentant la présence de Catherine à ses côtés et son hypothétique soutien dans cette épreuve.

Dans un sourire, il reprit une nouvelle dose d’assurance.

- L’histoire que j’ai à vous proposer va révolutionner la littérature. Je vous promets une histoire d’amour sans aucun précédent. Je vous promets un vertige d’émotions, une somme inédite de rebondissements, un déluge de  tristesse, un sommet du drame humain. Je vous promets la peine, l’espoir et la joie dans leur vérité la plus totale. Je vous promets la richesse et la grandeur d’une vie, d’une passion, d’un homme et d’une femme. Je vous promets l’incertitude, le soulagement, la déception et le désespoir. Je vous promets une âme, un cœur et un esprit. Je vous promets tout cela et bien plus encore. Car cette histoire ne se contentera pas d’être belle. Elle changera la vôtre, la sublimera jusqu’à remettre totalement son sens en question. Elle modifiera votre passé, altèrera votre présent et vous forgera un nouvel avenir. Elle fera partie intégrante de votre identité, de votre destin. Cette histoire est une bombe qui va changer la face du monde. Alors oui, je pense que c’est assez ambitieux pour vous plaire.

Visiblement Michael Manfred ne s’attendait pas à pareille déclaration. Et il apprécia vite la chose à sa juste valeur.

Il jeta un regard empli de sous-entendus à Catherine qui ne savait pas si elle devait se réjouir ou bien disparaître. Lorsque  son père posa une main sur l’épaule de David, elle sut.

- Et bien, Monsieur Cross, voilà ce qui s’appelle se vendre. Vous avez la langue bien pendue. J’ose espérer que votre plume est aussi aiguisée. Catherine va vous donner mes coordonnées. Je compte sur vous pour me faire parvenir très vite ce chef d’œuvre en devenir.

Nouvelle œillade. Puis le grand patron de Squirrel Editions prit congé.

Catherine se rua sur David, le cœur battant.

- Dites-moi que vous l’avez écrit et qu’il ne vous reste plus qu’à le peaufiner.

David la regarda avec son sourire idiot.

- Pas une seule ligne.

- Quoi ? Vous rigo…

Elle vit qu’il ne rigolait pas.

Alors la douceur de ses traits prit la tangente.

- Vous savez quelle sorte d’engagement nous venons de prendre auprès de mon père? Je suis dans le même bain que vous, figurez-vous ! Je vous avais fait confiance, je croyais…

David l’interrompit d’un geste étudié qui le surprit lui-même.

- Faites-moi toujours confiance.

Il la dévisagea ouvertement sans savoir si son attitude lui était dictée par Conrad Conley ou par lui-même.

- Quelque chose me dit que je vais l’écrire rapidement.

Il venait de trouver une source d’inspiration bien plus efficace que toutes celles qui avaient généré ces médiocres créations passées.

Elle le dévisagea et à son grand dam, sut qu’il ne mentait pas.

A ce moment, comme pour briser l’intimité qui commençait à naître, le téléphone de David se mit à sonner. Sa sonnerie était l’Ode à la Joie. Une évidente ironie pour quelqu’un habitué à collectionner les mauvaises nouvelles. Jusqu’à maintenant. Car quelque chose lui disait que c’était en train de changer.

- Excusez-moi, Catherine.

Il prit l’appel.

- Kevin ? Oui. Tout à fait d’accord avec toi. Fou ?

L’occasion était vraiment trop bonne et David se sentait bien trop en veine pour la manquer.

- Oui, absolument, je suis fou.

Il dévora enfin Catherine des yeux.

- Oui, fou amoureux.

 

CHAPITRE 7

 

David fut réveillé par la sonnerie du téléphone. Sa main trempée de sueur étreignait encore la robe de satin noire. Les larmes lui vinrent rapidement. Le visage de Catherine occupa son esprit tout entier comme un diamant trouve le parfait écrin pour le sertir. Il ne pouvait imaginer continuer à vivre sans elle à ses côtés. Ils étaient devenus indissociables. Sans elle, il n’était qu’une moitié de lui-même. Et sûrement pas la meilleure.

La sonnerie insistait, se moquant de ses états d’âme.

Il décrocha dans l’espoir totalement absurde d’entendre la voix de Catherine, de l’entendre lui reprocher d’avoir oublié de faire les courses, d’avoir oublié de venir la chercher chez Betsy, sa meilleure amie, d’écrire tard dans la nuit en oubliant d’être à ses côtés, n’importe quel grief pourvu que ce soit sa voix et celle de personne d’autre.

- Je suis désolé, David, j’étais retenu à l’autre bout du pays. Quand je suis arrivé, t’étais déjà sorti de l’hôpital. Je ne sais pas quoi dire. Catherine…C’est…Tu veux que je passe à la maison ? Je suis tellement…

David raccrocha.

Il avait un deuil à faire. A Kevin de faire le sien.

 

David dormit longtemps. Dans ses rêves dansait le visage de Catherine. Dans ses rêves, ils survivaient tous deux à l’accident, leur vie se poursuivait. Et ils étaient heureux.

Epaulé par ses souvenirs, l’esprit de David en construisait de nouveaux.  Mais à un moment donné, le rêve basculait.

Ils étaient tous les deux invités à une soirée, se tenant à une distance respectable l’un de l’autre. David se sentait paralysé. Malgré tous ses efforts, il ne parvenait pas à se rapprocher d’elle. Ils se dévisageaient de temps à autre, ni plus, ni moins, puis la mort dans l’âme, David voyait Catherine quitter les lieux et monter dans une imposante voiture noire conduite par un homme aux cheveux bouclés qu’elle semblait connaître intimement. Au moment où il les voyait s’enlacer…

Il se réveilla en sueur, le cœur battant à tout rompre. Son regard se porta sur la robe noire en satin dans laquelle il s’était à moitié enroulé. Il sentit les larmes venir à nouveau. Il se prit la tête entre les mains. Ce dernier rêve – ce cauchemar – avait effacé la beauté des précédents. En dépit de la présence de Catherine, il lui avait laissé une terrible impression, une sensation glaciale, comme si la réalité de sa nouvelle vie voulait s’imposer à lui, même dans son inconscient.

Elle n’est plus à toi. Tu ne peux plus la rejoindre. Vous êtes séparés à jamais. Tu es tout seul. Elle est morte. Elle est morte. Elle est morte. Morte. Morte. Morte. Morte. Morte. Morte. Morte. Morte. Morte. Et sans doute enterrée.  

L’image fut un poignard dans son esprit. Catherine enterrée. Catherine reposant sous terre. Catherine enfermée dans une boîte. Catherine pourrissant, dévorée par les vers. Ce fut insoutenable.

- Je vais devenir fou. Catherine…

A peine le visage de la jeune femme revenait-il à son esprit qu’il ressentait une plaie béante s’ouvrir en lui et anéantir toute sa volonté de surpasser ce drame.

Il se recroquevilla comme un enfant, serrant la robe de satin noire contre lui,  faisant d’elle un linceul. Probablement le sien.

 

CHAPITRE 8

 

 

Il perdit rapidement la notion du temps.

Il s’éternisait dans son sommeil, ses nuits dévorant ses jours.

Seule la faim avait autorité sur lui pour le ramener à la réalité.

Le reste du temps, il restait allongé comme dans l’espoir de ne pas se réveiller ou de se réveiller à ses côtés.

Il ouvrait les yeux, fiévreux, abruti, plus fatigué encore. Ses rêves l’épuisaient. Il poussait son esprit dans ses derniers retranchements. Il faisait tournait sa mémoire comme un cheval fou autour d’une piste de cirque, inlassablement, encore et encore, se réappropriant chacun des moments passés avec elle, comme pour mieux les imprimer, comme un dessin sur lequel on repasse le crayon pour mieux en marquer les traits. Mais s’il continuait comme ça, il allait déchirer la feuille.

Qu’importait. Le mal qu’il pouvait se faire ne pouvait égaler celui qu’il avait reçu.

Gratuit !

Ce mot lui revenait sans cesse à l’esprit.

Tout cela était totalement dénué de sens, de justification.

Etait-elle morte pour lui permettre de comprendre à quel point le bonheur avait un prix ?

Quelle était la morale de l’histoire ?

Son cerveau n’arrivait pas à lui fournir la moindre réponse.

Il était embouteillé, parasité.

Il n’y en avait pas, tout simplement. Parce que la mort n’est pas une question ouverte ou fermée. C’est un impératif.

Il ne l’acceptait pas.

Trop radical.

«  Je veux voir le responsable ! » se dit-il, ne sachant s’il était sérieux ou s’il se raccrochait à un trait d’humour rattrapé in extremis.

Il ne pouvait se faire à l’aspect définitif de sa situation.

«  Tu es veuf, mon gars ! Faut te faire une raison. Une de perdue… »

- Ta gueule !

Il ouvrit les yeux. Il était à genoux sur le parquet de la chambre. Il tenait toujours la robe de Catherine.

Et il était toujours seul.

 

Une semaine passa ainsi. Peut-être plus.

David ne se levait que pour manger un peu et entretenir un semblant d’hygiène.

Un jour, des coups résonnèrent à la porte d’entrée.

David émergea d’une énième sieste. Groggy, comme sous l’effet de puissantes drogues, il analysa le bruit. Cela venait bien de chez lui. Etait-ce amical ? Etait-ce important ?

Il se rappela qu’il n’y avait rien de plus important que de rejoindre Catherine, une fois de plus, de la seule manière qui lui était désormais permise. Rien ni personne ne pouvait empêcher cela.

Il fit retomber sa tête sur l’oreiller et rajusta la robe de Catherine sur lui.

- Allez tous vous faire foutre !

Puis son visage se radoucit.

- J’arrive, chérie. J’arrive tout de suite.

Les coups redoublèrent.

- David, ouvre ! C’est moi, Kevin ! Ouvre cette porte, nom de Dieu !

Un long silence s’instaura.

- David, je te préviens : si tu n’ouvres pas cette foutue porte dans cinq secondes, je la défonce sans hésiter !

Au bout de trente secondes, Kevin adopta une posture menaçante. Il allait faire de son épaule musclée un bélier efficace lorsque la porte s’ouvrit.

David se tenait dans l’entrée. Il faisait peine à voir. L’expression de Kevin se radoucit aussitôt.

 

CHAPITRE 9

 

Les deux hommes étaient assis à la table de la cuisine dont le plateau disparaissait sous un monceau de lettres et de prospectus. Ils n’avaient pratiquement pas échangé un seul mot. L’absence de Catherine pesait de tout son poids sur eux. Son absence étouffait leur voix.

Les mots leur semblaient de toutes façons insuffisants, blessants même.

Kevin posa sa main sur le bras de David. Ce geste de réconfort, de soutien lui rappela combien la situation était douloureuse et combien elle était surnaturelle et inacceptable.

- Tu devrais rebrancher le téléphone, risqua Kevin.

David ne répondit rien. Il semblait être ailleurs, refusant une réalité où la femme de sa vie n’existait plus, refusant cette réalité et tout ce qui s’y rapportait. Kevin comprit qu’il faisait désormais partie d’une vie que David voulait à tout prix abandonner. Malgré lui, son attitude venait rappeler la tragédie. Kevin serra les poings. Contrairement à David, il ne pouvait pas faire autrement. Il était le seul à pouvoir l’aider à surmonter cette épreuve. Il avait déjà joué ce rôle d’ange gardien avec plus ou moins de réussite, David n’étant pas ce qu’on pouvait appeler un homme facile. Mais cette fois, il devait y arriver coûte que coûte. L’enjeu était trop important.

Catherine était morte.

Et David n’était plus tout à fait vivant.

- Il faudrait que tu sortes un peu. Je t’invite au restau. Il y a une éternité qu’on ne s’est pas fait un mexicain.

Kevin sentit qu’il tenait le bon bout pour réveiller de bons souvenirs et détendre l’atmosphère.

- Tu te souviens de cette soirée avec Rita, la serveuse du « El Gringo » ? Bon dieu, je n’avais jamais vu une fille aussi chaude. Elle nous a littéralement harcelé. On ne savait plus où se foutre. Il a fallu que le patron en personne se déplace pour qu’elle nous laisse manger. Ce n’est pas qu’elle n’était pas attirante, loin de là, mais ce jour-là, elle avait dû se vider la bouteille de parfum sur la tronche. Ma parole, ça puait l’essence de rose à des kilomètres. Tu te souviens, j’ai même failli gerber mon chili !

Kevin s’esclaffa bruyamment comme il savait si bien le faire. Seulement sa bonne humeur fut loin d’être contagieuse. David demeurait prostré sur sa chaise, sans laisser supposer qu’il avait écouté le récit de son ami.

Kevin s’interrompit. Cela devenait franchement gênant.

David se tourna subitement vers lui.

- Je sais pourquoi tu fais ça. Mais ça ne sert à rien. Je veux que tu partes. Tu ne peux rien faire.

Kevin déglutit. Il avait espéré un peu plus de résultat. Il ne pouvait accepter d’en rester là.

- J’aimais Catherine. Tu ne peux pas imaginer à quel point je l’aimais. C’était une bénédiction pour moi de connaître une femme comme elle.

Il s’empara d’un coupe-papier.

- Si me couper un bras pouvait la ramener, je n’hésiterai pas une seconde. Mais ça ne servirait à rien. Ce serait stupide. Ce qui ne l’est pas, en revanche, c’est que je fasse tout ce qui est en mon pouvoir pour t’épauler. Je te le dois et je lui dois à elle. Tu dois lui survivre. Tu mérites d’être encore heureux. Arrête de te faire du mal.

David se leva et fit mine de quitter la pièce. Kevin lui empoigna le bras.

- Je ne te laisserai pas tomber. Je te le jure. Etre ton meilleur ami n’a jamais été un slogan bon marché pour moi et tu le sais. Notre amitié est ce que j’ai de plus précieux.

David se dégagea et le fusilla du regard.

- Alors ne reviens plus si tu y tiens tant que ça !

Puis il disparut dans l’escalier.

Le visage de Kevin se crispa. La seconde d’après, il renversait le courrier sur le sol de la cuisine.

 

CHAPITRE 10

 

David se réveilla en sursaut. Il venait de sentir la présence de Catherine comme jamais. Son cœur devint fou. Il scruta la pièce comme s’attendant à tout moment à la voir apparaître.

- La salle de bains !

Il se rua dans la pièce. Vide. La baignoire avait été utilisée récemment. Par lui ? Il ne savait plus. Non. Il avait dormi depuis bien trop longtemps. Et puis ces derniers temps, sa toilette laissait sérieusement à désirer.

- Catherine ? C’est toi ?

Elle était dans la maison, cela ne faisait aucun doute. Sa présence était détectable. Presque palpable. Il ne pouvait se tromper. Elle était là, en dépit de tout ce que cela pouvait remettre en question.

- Catherine ?

Il descendit.

Il entra dans la cuisine.

Le courrier n’était plus là. Quelqu’un l’avait rangé.

- Catherine, où es-tu ?

Il traversa le vestibule et pénétra dans le salon. Vide aussi.

Elle était donc sortie.

Et puis soudain il entendit sa voix.

- Je ne supporte pas de te voir comme ça.

Il se retourna. Elle semblait si proche, pourquoi ne la voyait-il pas ? Et pourquoi ne lui répondait-elle pas ? Sa voix était si triste. On aurait dit qu’elle pleurait.

- Catherine, réponds moi !

- Si seulement on pouvait être à nouveau ensemble.

David courut, revint sur ses pas. Il inspecta de nouveau l’étage avant de regagner le hall. Il devenait fou. De l’entendre lui parler et d’être dans l’incapacité de la voir était pire que tout.

Il ouvrit la porte d’entrée.

Il ne se rendit pas compte de l’effet qu’il fit sur le voisinage. Ses yeux pleuraient et son regard trahissait un état proche de la démence.

- Catherine ! Mais dis-moi où tu es ! Réponds-moi, nom de Dieu !

Une voiture s’arrêta à un feu. Les vitres étaient baissées. Le conducteur écoutait de la musique. David chancela et se raccrocha de justesse au chambranle de la porte.

C’était Unintended de Muse.

 

(à suivre)

 

 

 

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dimanche, 08 février 2009

L'Eternité contre le Néant

 

 

Le temps est un corridor fermé que l’être humain arpente de long en large en croyant qu’il est infini.              

 

                                                                                               -  Seiko -

 

 

 

 PROLOGUE

 

 

 

Il était 8h43. Noel Milkawn descendait l’escalier menant au bas du talus lorsqu’il vit l’homme jeter quelque chose à travers l’une des fenêtres de sa propriété. Son sang ne fit qu’un tour et il se lança à la poursuite du vandale. Il l’avait presque rejoint lorsque l’explosion les jeta tous deux au sol. Noel se redressa sur un bras et frissonna à la vue du trou béant qui avait constitué sa chambre dans un passé encore récent. L’instant d’après, il fusillait du regard le terroriste qui menaçait de lui échapper. D’un bond, il se jeta sur lui. L’autre le regarda comme s’il venait de voir un fantôme. Ils luttèrent, leurs poings frappant confusément tout ce qui se trouvait à leur portée. Noel se sentit soulevé du sol et il traversa la porte-fenêtre du salon. A demi groggy, il vint s’affaisser contre un secrétaire. Ses yeux s’écarquillèrent comme si une idée l’avait soudainement frappé. Sa main droite glissa vers l’un des tiroirs au moment où son agresseur s’écrasa sur lui. Des mains se nouèrent autour de sa gorge et il sut dès lors qu’il n’aurait pas le choix. D’une main, il tenta de repousser son adversaire, de l’autre, il ouvrit le tiroir. Il plongea ses doigts avides à l’intérieur, mais sa fouille se solda par un échec. Proche de l’asphyxie, son instinct de survie lui ordonna d’improviser. Alors d’un coup de tiroir, il assomma le tueur qui  s’écroula lourdement.  

Noel se redressa, exténué, la gorge endolorie. Mais qui pouvait bien être ce type pour lui en vouloir à ce point ? Il avait bien quelques ennemis et des détracteurs désireux de le voir en fâcheuse posture. Mais de là à vouloir l’éliminer chez lui et de manière aussi radicale…

 Il s’avança vers son agresseur inerte et entreprit une fouille au corps minutieuse. Il trouva ses papiers et apprit qu’il se nommait Miguel Darras.

Evidemment c’était peut-être un nom d’emprunt. Il perçut un mouvement sur sa droite. Un homme élégant le mettait en joue. Il eut le temps de reconnaître le revolver caché habituellement dans son secrétaire avant que la détonation n’éclate.

 

 

 

 PREMIERE PARTIE

 

 

 

 Leon Wilkman ouvrit les yeux en soupirant bruyamment. L’incroyable intensité du rêve lui martelait le crâne. Epuisé – alors qu’il avait dormi huit heures d’affilée – il s’assit sur son lit en essayant douloureusement de regagner le présent calme et confortable de son existence. Une sonnerie retentit. Il fixa son réveil avant de se persuader que le bruit venait d’ailleurs. Il enfila un pantalon de pyjama et une chemise assortie. En sortant de la chambre, son regard caressa le sabre de collection, véritable antiquité, accroché au-dessus de la porte. Cet objet, lorsqu’il le contemplait, avait le don de l’apaiser. C’était donc devenu une sorte de rituel pour lui.

Un sourire aux lèvres, il se rendit dans le hall. Il pressa une commande sur le mur et la porte d’entrée devint transparente. Un homme en uniforme bleu et gris se tenait devant lui. Il portait un paquet anonyme sous le bras.

Leon vérifia son haleine et haussa les épaules avant d’ouvrir la porte.

L’employé lui dédicaça son sourire le plus vendeur.

- Bonjour Monsieur. Vous êtes bien Leon Wilkman ?

L’intéressé jaugea le paquet du regard en essayant d’imaginer ce qu’il pouvait contenir. Mais son cerveau de mercenaire retraité faisait le piquet de grève.

Il acquiesça.

Le facteur lui tendit un registre.

- J’ai un colis pour vous. Signez juste ici.

Leon ne sut pas pourquoi, mais il avait la conviction qu’il lui fallait gagner du temps.

- Un instant, s’il vous plaît. Je vais chercher mes lunettes. J’y vois rien sans mes lunettes.

Il s’éloigna et se dirigea vers le secrétaire.

« J’ai pas de lunettes, se dit-il. Pourquoi j’ai dit un truc pareil ? »

Le facteur pressa une main sur son oreille droite.

- Est-ce qu’il portait des lunettes ? murmura-t-il à un interlocuteur invisible. Réponds, ça urge.  Il n’a pas l’air dans son assiette. Je veux un oui ou un non, c’est tout. Est-ce que dans ton rêve il portait des lunettes ?

- Je suis désolé, dit Leon en regardant autour de lui. Je ne sais plus où je les ai rangées.

L’employé redressa la tête en lui balançant son sourire de commercial.

« Ce n’est qu’un postier, songea Leon. Pourquoi je me méfie autant de lui ? C’est peut-être son sourire. On dirait qu’il veut me vendre quelque chose sans me le dire. Comme ces colporteurs du dimanche. C’est complètement insensé ! »

Le postier secoua la tête et lui fit signe de la main.

- Monsieur Wilkman. J’ai juste besoin d’une signature, vous savez. Vous n’avez pas besoin…

Leon revint sur ses pas.

- Vous avez raison. Ca n’en vaut vraiment pas la peine. Excusez-moi, vous m’avez tiré du lit et…

Leon prit le stylo et parapha l’endroit désigné.

L’employé lui remit le colis.

- Et voilà pour vous. Bonne journée, Monsieur Wilkman.

Leon l’observa monter l’escalier menant en haut du talus où l’attendait sa camionnette. Puis il reporta son attention sur le mystérieux paquet.

Il l’agita, mais n’entendit aucun bruit distinctif.

Il l’avait presque rejoint lorsque l’explosion les jeta tous deux au sol.

Leon frissonna. Il venait d’avoir un terrible pressentiment. C’était un piège.

Il regarda le facteur monter dans son véhicule.

L’instant d’après, il fusillait du regard le terroriste qui menaçait de lui échapper. Son sang ne fit qu’un tour et il se lança à la poursuite du vandale.

Comme dans un état second, Leon courut jusqu’au bas du talus.

L’employé mit le contact. Il adressa un dernier regard à la maison de Leon Wilkman. Et eut le souffle coupé en le voyant lui balancer le colis qu’il venait de lui remettre.

- L’enfoiré !

Le facteur éjecta la portière au moyen d’une commande et bondit hors de l’habitacle. Alors qu’il dévalait la pente, la camionnette disparut dans une explosion tonitruante.

- L’enfoiré ! éructa Leon.

Il regagna le hall et tenta de reprendre ses esprits. Son regard s’attarda sur le secrétaire. Il ouvrit un tiroir et plongea une main à l’intérieur.

…et il sut dès lors qu’il n’aurait pas le choix.

- C’est cela que vous cherchez sans doute.

Leon se retourna, stupéfait.

Un homme élégant lui faisait face. Il pointait un revolver sur lui. Son revolver.

Le postier arriva sur ces entrefaites. Son uniforme était pitoyable et lui-même faisait peine à voir.

- Putain, il a failli m’avoir !

L’homme élégant lui sourit.

- Les risques du métier, mon cher samuel.

Leon les dévisagea tour à tour. Une rencontre du troisième type lui aurait paru moins incongrue que cette embuscade matinale complètement surréaliste.

- Qui êtes-vous ? Qu’est-ce que vous me voulez ?

L’homme élégant semblait s’amuser de la situation.

- Je n’ai malheureusement pas encore toutes les réponses. Mais je suis plutôt en bonne voie. On est dans le même bain, mon cher Leon. Ou devrais-je plutôt dire Monsieur Noel Milkawn.

Leon se prit la tête à deux mains. Son crâne se prenait pour une cocotte-minute. Une terrible sensation de déjà-vu le parcourut de long en large.

Sally Redfield n’était pas loin. Elle avait entendu l’explosion. Si Noel était mort, ils le paieraient très cher. Elle regarda à travers la porte-fenêtre. Lorsqu’elle vit le tueur tirer sur son associé,  son cœur cessa de battre aussi.

Quelque chose traversa un carreau et une seconde plus tard la pièce était noyée dans un nuage de fumée impénétrable. Une main à la fois douce et ferme s’empara de celle de Leon qui se laissa entraîner par cet ange providentiel.

Quand il rouvrit les yeux, il était assis dans une conduite intérieure. A ses côtés, une rousse au visage fermé tenait le volant entre ses mains comme elle tenait leurs vies.

- Allys Freddeil ! Mais qu’est-ce que tu fous là ? Je comprends rien à ce qui se passe !

La jeune femme resta concentrée sur sa conduite.

- J’avoue que j’ai moi-même un peu de mal à tout saisir. Mais dans les grandes lignes… Disons pour faire court qu’on a la mort aux trousses et que ce n’est pas la première fois. Si tu as échappé à l’explosion, tu dois savoir de quoi je parle.

Leon fit un effort pour ne pas la décevoir.

- Ce rêve !  J’ai la sensation que tout est lié à ce rêve que j’ai fait.

- Ce n’est pas un rêve, dit Allys.

La voiture fit une embardée. Une volée de klaxons accompagna sa trajectoire.

Les yeux de Leon la supplièrent de lui expliquer.

Elle ne se fit pas trop prier.

- Ces quatre enfoirés veulent notre peau. Je n’ai pas encore trouvé la raison, mais j’y travaille d’arrache-pied. Ce que je sais, c’est qu’ils ne sont pas à leur coup d’essai. La dernière fois, je suis arrivée trop tard. Mais cette fois…

Le cerveau de Leon manifesta le désir de vouloir revenir au boulot.

- Tu veux dire qu’ils ont déjà essayé dans le passé ?

Allys se tourna vers lui en lui adressant son plus beau sourire.

- Si c’était aussi simple, mon chou !

Quand elle l’appelait comme ça, c’était rarement pour le rassurer.

Ils étaient vraiment dans la merde, seulement Leon ignorait dans quelle genre de merde ils pataugeaient et ça, ça avait le don de la rendre encore plus merdique.

Sur ces entrefaites, son cerveau revint prendre son poste.

- Dis-moi, tu as bien dit « quatre enfoirés » tout à l’heure ? Où sont les deux autres ?

La lunette arrière se désintégra, rapidement imitée par la sérénité de Leon.

- Putain de merde !

Allys se fendit d’un nouveau sourire.

- J’ai bien dit quatre, mon chou !

Elle orienta son rétroviseur au moyen d’une commande et l’image de leurs poursuivants apparut sur le pare-brise : une conduite comme la leur avec à son bord deux hommes en complet-veston dont l’un arborait une arme d’un acabit plutôt édifiant.

Leon déglutit.

- J’imagine que tu ne comptes pas les semer.

En guise de réponse, elle pressa une commande. Un compartiment s’ouvrit entre elle et lui et la crosse métallisée d’une arme à feu s’érigea.

Leon s’en empara machinalement.

- Je suppose que ça veut dire non.

Puis il lorgna du côté de sa portière.

- J’imagine qu’ensuite tu vas me propulser au dehors au moyen d’un de tes gadgets et que je vais devoir me faire un plaisir d’arroser ces deux lascars.

A nouveau ce sourire délicieux qui chez Allys annonçait rarement une bonne nouvelle.

La portière s’escamota et le siège de Leon se télescopa à l’extérieur, au milieu d’une enfilade de véhicules et de ricochets de balles sifflantes.

- Bordel de…

Il sut qu’il n’avait pas beaucoup le choix s’il voulait que ce cauchemar se termine rapidement. Il lui fallait faire feu de tout bois. Ca tombait bien, il avait entre les mains une bûche du feu de Dieu.

Le fusil mitrailleur vomit un geyser de métal hurlant sur la conduite des malfrats.

Tant et si bien que le véhicule se transforma en puzzle 3D. Ses propriétaires avec.

Allys siffla son admiration.

- Tu n’as pas perdu la main, dis-moi !

Leon la fusilla du regard avant de pointer son arme sur elle.

Elle pressa la commande et son partenaire réintégra instantanément l’habitacle.

- Tu veux autre chose, mon chou ?

Leon replaça l’arme dans son logement.

- Oui. Je veux prendre mon petit-déjeuner et mettre des vêtements décents.

Puis son visage devint cramoisi.

- Et arrête-moi cette foutue bagnole !

 

 

Elle lui avait sauvé la vie. Cela ne la rendait que plus séduisante.

Il la regarda dormir et eut soudain très envie de dormir à ses côtés.

Il s’allongea près d’elle. Cherchant sa main, il trouva son poignet qu’il caressa tendrement. Un frémissement lui apprit qu’elle était réveillée. Un soupir lui fit comprendre qu’elle ne souhaitait pas qu’il s’arrête.

Le motel s’appelait « Au Bonheur des Ames ». Et cette nuit-là,  il ne déméritait nullement son enseigne.

 

Ulrich secoua l’épaule de Samuel.

- Réveille-toi, il faut qu’on y aille.

Samuel étouffa un bâillement.

- Mais où ? Steve et Mario ne donnent plus signes de vie. On n’a aucun indice sur l’endroit où ils sont allés.

Ulrich démarra la conduite.

- Maintenant si.

Ses yeux sourirent.

- Je sais où ils vont dormir cette nuit.

Samuel scruta son mentor.

- Il va se passer quelque chose cette nuit ?

L’interrogé fit ronronner le moteur.

 - Pas si on l’empêche.

 

Tandis qu’il l’enserrait sans crainte de l’étouffer, elle sentit la vie se répandre en elle. Elle sut dès lors que cette nuit annonçait pour eux un futur empli de félicité.

 

Allys se réveilla. Encore un de ces rêves étranges.

Elle regarda le cadran de sa montre. 13h09. Ils avaient roulé toute la matinée.

Elle regarda Leon installé au volant. Il avait beau avoir une coupe affreuse et un pyjama ridicule, elle ne pouvait s’empêcher de le trouver à son goût. Elle regrettait de l’avoir laissé si longtemps sans nouvelle. Il ne méritait pas son indifférence. Mais c’était peut-être justement cela même qui l’avait incitée à laisser le temps les séparer. Elle n’était que trop consciente de l’effort constant qu’elle faisait pour continuer à le considérer comme un associé. Et seulement comme tel.

Leon lui dédia un regard qui fit fondre sa résolution.

- Bien dormi, mon chou ?

Elle sourit. Sa gouaille légendaire faisait la grasse mat’. Elle laissa un silence s’installer, puis demanda comme pour le rompre :

- Tu sais où tu nous conduis ?

- J’espérais que tu me le dirais. Tu n’aurais pas eu une de ces fameuses visions qui nous assaillent en ce moment ?

Elle rougit en repensant au contenu de son rêve. Elle espéra qu’il ne l’avait pas remarqué.

- Ca te dit quelque chose « Au Bonheur des Ames ? »

Le cerveau de Leon se plia en quatre. Mais comme il manquait de souplesse…

- On dirait le titre d’un bouquin.

- C’est un motel. Plus loin. A l’ouest.

Leon acquiesça.

- Tu y es déjà allé ?

Nouveau rougissement.

- Oui. Et toi aussi.

Il inspira profondément.

- Tu ne peux toujours pas m’expliquer ce qui nous arrive ? Je suis un grand garçon, tu sais. Je sais faire preuve d’imagination.

Elle le dévisagea abruptement.

- Est-ce que tu aurais le courage d’accepter l’idée que d’une certaine manière nous avons déjà vécu cette vie ainsi que tous ces évènements avec lesquels nous nous sentons si familiers ?

- Tu veux parler de réincarnation ?

Allys se recroquevilla sur son siège comme une enfant.

- Je veux parler d’un concept beaucoup moins répandu. Celui du temps orthogonal.

Le silence de Leon lui conseilla vivement de rentrer dans les détails.

- Une sorte de réalité alternative, de présent parallèle.

Leon esquissa une grimace. Cela pouvait évidemment expliquer pas mal de choses. A commencer par ses rêves, ses pressentiments et ses impressions de déjà-vu. Ce qui n’était pas spécialement fait pour le réconforter. L’ignorance était parfois tellement plus confortable.

Leon se mit à penser à voix haute.

- Ces hommes qui veulent nous tuer, nous les avons déjà rencontrés et nous leur avons déjà échappés. Qu’est-ce que c’est ? Un gag de répétition ? Dieu s’est offert une photocopieuse et s’amuse avec comme un gamin avec un nouveau jouet ?!!

Deux détails lui revinrent en mémoire.

- L’un de mes agresseurs de ce matin, il savait où je planquais mon revolver. Et il m’a appelé par un autre nom…

Allys opinait du chef comme si les informations qu’il lui transmettait venaient conforter sa vision des choses.

D’un haussement de sourcils, Leon l’invita à s’exprimer. Elle s’exécuta :

- Pour employer une image plus parlante, disons qu’au moment où nous parlons il existe un autre exemplaire de nous auquel nous sommes indubitablement connectés. Ce que nous avons initialement pris pour des rêves sont vraisemblablement les bribes d’une autre vie que ces doublent mènent à notre insu en dehors de la réalité que nous connaissons.

Leon fit l’effort notable de digérer les révélations sans broncher. Mais cela lui fit l’effet de recevoir un parpaing sur le crâne. Et sans anesthésie locale.

- Si je comprends bien ta logique, cela signifie que ces autres exemplaires rêvent probablement de nous eux aussi. Peut-être même sont-ils en train de rêver de nous en ce moment même.

Leon commençait à se prendre au jeu, malgré lui. Les possibilités qu’impliquait une telle théorie le fascinaient autant qu’elles le terrorisaient.

- Oui. Peut-être rêvent-ils de nous en train de parler d’eux. Il y a de quoi devenir dingue.

- Je ne te le fais pas dire, dit Allys. C’est le problème avec la connaissance et la vérité en générale. Elles ont une sérieuse tendance à nous dépasser.

Leon médita en silence sur ce qui venait d’être dit avant de déclarer :

- Reprends le volant, s’il te plaît. J’ai besoin de me reposer le cerveau.

- A tes ordres, mon chou.

Alors qu’elle actionnait une commande, il grimaça :

- Je déteste ça.

Elle jubila.

- Moi, j’adore.

Le siège de Leon coulissa brusquement en arrière - permettant à celui de sa partenaire d’intégrer le poste de pilotage – puis il subit un virage de quatre-vingt dix degrés pour venir occuper l’espace réservé au passager.

 

- Et si nous échouons ? s’enquit Samuel. Que se passera-t-il ?

Ulrich Sand crispa ses mains sur le volant.

- Je préfère imaginer le pire.

- Mais si comme nous le pensons, ces rêves que tu fais ne sont pas des prémonitions, pourquoi leur faire confiance ? Pourquoi aller dans leur sens ?

Ulrich soupira.

- Ecoute, j’ignore pourquoi mon inconscient me dicte toutes ces choses, mais ce que je sais c’est que nous devons aller jusqu’au bout. Je n’ai jamais tué personne, et pourtant je peux te jurer que je ne serai pas tranquille tant que je n’aurai pas vu leurs cadavres de mes yeux. L’enjeu est trop important. Je le ressens au plus profond de moi. C’est une croyance qui dépasse tout ce en quoi j’ai pu croire jusqu’à présent.

 

Leon ouvrit les yeux. Il avait la bouche pâteuse et la tête en compote.

- Je peux savoir de quoi tu as rêvé tout à l’heure ?

Allys crispa ses mains sur le volant en repensant à son rêve.

- Qui t’as dit que j’avais rêvé ?

Leon se fendit d’un sourire.

- Comme par hasard, dès que tu te réveilles, tu sais très exactement où nous sommes censés aller.

Allys vit bien qu’elle ne pourrait pas le mener en bateau.

- Ok, j’ai rêvé. J’ai rêvé du motel.

Leon n’en finissait pas de sourire.

- Mais je suis certain que tu as rêvé d’autre chose, n’est-ce pas ?

Allys était gênée au plus haut point et elle ne fut capable d’émettre qu’un silence en guise de réponse.

Leon jubila.

- Tu as rêvé que nous faisions l’amour, hein, mon petit chou ?

Allys se tourna vers lui, furibonde.

- Espèce de… Sous prétexte que tu viens de faire le même rêve que moi, cela ne t’autorise pas à jouer avec mes sentiments! Petit con !

- Attention !

Allys tourna le volant à temps, évitant de justesse le pois lourd venant dans l’autre sens.

 

Tandis que Leon s’entretenait avec le réceptionniste, Allys jeta un coup d’œil au cadran de sa montre. 17h56. Ils avaient bien roulé. C’était étrange. Elle avait le sentiment qu’on lui avait donné rendez-vous ici. Et qu’elle était sur le point de faire une rencontre primordiale. Elle était inexplicablement tendue.

- Combien pour deux chambres ? s’enquit Leon.

- Navré, monsieur, il ne nous en reste plus qu’une seule. La sept.

Leon sourit malgré lui.

- Elle a deux lits ?

L’employé secoua la tête.

 

- Pourquoi tu fais la grimace ? s’emporta Leon en s’asseyant sur le lit. On aurait très bien pu aller ailleurs. Je suis certain qu’il y a des dizaines d’autres établissements dans le coin qui ont des tas de chambres libres. C’est toi qui as insisté pour qu’on reste ici.

Allys tournait comme un lion en cage. Elle se rongeait les ongles.

- Je sais, je sais. Mais c’est plus fort que moi. J’ai l’impression que c’est ce qu’il faut faire.

Leon avait de la peine de la voir dans cet état, elle qui, d’habitude, était si sereine. Il se leva et lui empoigna les bras :

- Si ces visions ne sont pas des prémonitions, pourquoi les respecter à la lettre ? Pourquoi ne pas suivre un autre chemin ?

Allys le dévisagea avec gravité. Tant qu’il en fut troublé. Elle se libéra et s’assit sur le lit en se recroquevillant comme une enfant.

Leon s’assit à côté d’elle. Ni trop près, ni trop loin. Allys avait besoin de réconfort. Il n’était pas maître en la matière, d’autant que la situation ne s’était jamais présentée.

- Tu crois que nous sommes les seuls à ressentir cela ? Tu crois que tous les êtres humains sur cette terre ont des doubles aussi dont ils ignorent l’existence et qui pourtant influencent leur destinée ?

Allys se tourna vers lui. A son sourire, il comprit qu’il ne s’en était pas trop mal tiré.

- Prends-moi dans tes bras.

Leon n’avait plus du tout envie de rire. Lui aussi avait rêvé qu’ils faisaient l’amour. Et en dépit des apparences, il était au moins aussi désemparé qu’elle à l’idée que cela puisse se produire.

- Pourquoi veulent-ils nous tuer ? Nous sommes des personnes honnêtes,  bienveillantes.

Au son de sa voix, Leon devina qu’Allys s’efforçait de ne pas pleurer. Elle était en train de craquer. Il lui caressa les cheveux.

 

Samuel Girard jeta un coup d’œil à l’horloge de bord.

18h36.

- Tu veux que je prenne le volant ? Tu as conduit toute la journée. Tu dois être crevé.

Ulrich Sand s’aperçut que ses yeux se fermaient. Il secoua la tête.

- Non, ça va. Je vais bien.

- Tu as peur de faire de nouveaux rêves ? Ca nous aiderait pourtant à y voir plus clair. Tu sais ce qui nous attend si nous allons jusqu’au terme de cette histoire.

Ulrich se tourna vers son associé. Toute trace de fatigue avait soudainement déserté son visage.

- Je sais ce qui nous attend si nous n’y allons pas.

 

Leon était installé au bureau dont était nanti la chambre. Allys s’était endormie sur le lit toute habillée. Lui était toujours en pyjama. A présent, il s’en amusait. Sur un morceau de papier, il avait écrit :

 

Noel Milkon      Noel Milkaun       Noel Milkawn = Leon Wilkman

 

Il sourit.

- Un anagramme!

Puis il commença à rire nerveusement.

«  Je ne sais pas qui fait les règles du jeu, mais en tout cas, il doit bien se marrer cet enfoiré! »

Allys gémit et se tourna. Leon l’observa.

Elle lui avait sauvé la vie. Cela ne la rendait que plus séduisante.

Il la regarda dormir et eut soudain très envie de dormir à ses côtés.

Il s’allongea près d’elle. Cherchant sa main, il trouva son poignet qu’il caressa tendrement. Un frémissement lui apprit qu’elle était réveillée. Un soupir lui fit comprendre qu’elle ne souhaitait pas qu’il s’arrête.

Le motel s’appelait « Au Bonheur des Ames ». Et cette nuit-là,  il ne déméritait nullement son enseigne.

 

Ulrich arrêta la voiture et vérifia le chargeur du revolver.

Il prit une profonde inspiration.

Samuel le fixa.

- Il n’a peut-être pas écouté ses rêves comme tu l’as fait. Ils ne sont peut-être pas dans le motel.

Ulrich observait la façade de l’établissement.

- C’est bizarre. Il y a une faute d’orthographe au nom de l’enseigne.

- Tu as entendu ce que je t’ai dit ? s’emporta Samuel.

Ulrich le scruta avec une froide détermination.

- Il a évité la bombe. Crois-moi, ils sont dans le motel.

Il sortit de la conduite.

 

Leon s’arc-bouta pour embrasser Allys et transmettre dans ce baiser toute la force de son amour.

Et tandis qu’il l’enserrait sans crainte de l’étouffer, elle sentit la vie se répandre en elle. Elle sut dès lors que cette nuit annonçait pour eux un futur empli de félicité.

 

Ulrich et Samuel s’arrêtèrent devant la porte de la chambre numéro sept.

Ulrich vérifia son arme pour la énième fois. Il dévisagea son partenaire et lui transmit toute sa résolution dans un simple regard.

D’un coup d’épaule, il ouvrit la porte et les deux hommes se ruèrent dans la pièce plongée dans l’obscurité. Le couple se dressa sur le lit. Ulrich fit feu sans hésiter. Il vida le chargeur entier.

- Allume !

Samuel trouva le commutateur et l’actionna.

Les draps étaient imbibés de sang. Un vrai carnage.

Ulrich s’approcha des corps. Lorsqu’il les identifia, il se laissa tomber à genoux.

Samuel le rejoignit.

- Oh, mon dieu !

Occupé à contempler les corps exsangues des deux homosexuels, Samuel ne vit pas Ulrich pointer son arme sur sa tempe.

Un coup de feu éclata tandis qu’à l’extérieur, la vieille enseigne du « Rue des Bons Hameau » grinçait dans la tempête naissante.

 

- Maudit ! Tu as triché ! Tu as changé le nom de l’enseigne !

Le Sombre Adversaire scruta sereinement le Grand Programmateur qui venait de l’invectiver.

- Je n’ai fait que changer l’ordre des lettres. C’est tout à fait réglementaire, mon cher. Et puis, de toute manière, je n’ai pas l’apanage de la fourberie, il me semble. En d’autres temps, tu n’as toi-même pas hésité à l’employer afin de l’emporter. Car tout comme moi, tu sais très bien  que si nous jouions seulement selon les règles, la partie ne serait pas aussi passionnante, pas aussi incertaine et durable. Car ne me dis pas que tu n’y as jamais songé : si le jeu fait de nous ce que nous sommes, que deviendrions-nous s’il devait s’arrêter ? Notre existence pourrait-elle se poursuivre ? Nous n’en savons absolument rien. Rien ne nous permet de croire qu’après le jeu, il existe un futur pour nous deux. L’éternité contre le néant, que choisis-tu ?

Le Grand Programmateur ne répondit rien. Il savait que le Sombre Adversaire était dans le vrai. Et cela ne l’enchantait pas particulièrement.

Il commençait à être fatigué de cette partie interminable. Il se demandait même parfois s’il n’avait pas intérêt à laisser son rival gagner. Mais quelque chose venait à chaque fois le tancer de n’en rien faire. L’enjeu était trop important. Ils ignoraient tous deux à quel point. La finalité de tout ceci leur échappait.

 

 

 

  DEUXIEME PARTIE

 

 

 

  Ralf Del Itoh regardait son album photo. D’aucun aurait trouvé cette occupation des plus incongrues compte tenu des circonstances. Mais c’était la moindre des complexités de la personnalité du dictateur.

Des coups résonnèrent à la porte.

- Entrez ! fit l’ancien chancelier sans détourner le regard des photographies.

Un homme en uniforme tendit le bras avant de se mettre au garde-à-vous.

- Mon Maître, l’Amérique vient de capituler. Les Alliés sont vaincus. Nous avons gagné la guerre. Le Troisième Empire va pouvoir débuter son règne et tout cela grâce à vous.

Ralf Del Itoh sourit. Le soldat ne l’avait jamais vu sourire ainsi.

- Non, dit le dictateur en lui tendant une photo de son album. C’est à eux que nous le devons.

Le soldat prit la photo et la détailla. Il y avait une belle jeune femme rousse dont le ventre rebondi témoignait d’un heureux évènement. Un homme séduisant la tenait dans ses bras. Ils avaient l’air très heureux d’être ensemble. Piqué par la curiosité, le soldat retourna la photo. Il y avait un message au verso :

 

 

 

Merci pour ce merveilleux cadeau que tu nous fais. Pour les prénoms, j’ai beaucoup réfléchi. Je propose Ralph si c’est un garçon. Et si c’est une fille… Et bien, appelons-la Ralphie ! Je plaisante. Je suis sûr que ce sera un garçon. Encore un pressentiment. Je t’embrasse très fort.

 

                                                                         Leon, ton chou.

 

 

Le Grand Programmateur fixa le Sombre Adversaire. Il le fixa sans mot dire puis fixa le jeu placé entre eux.

Il était fatigué de devoir résoudre cette équation qui s’étalait sous ses yeux. Fatigué d’en modifier les termes, de la transformer.

Il était surtout en fâcheuse posture. Et tous les deux le savaient.

Mais la partie était loin d’être finie. Le Grand Programmateur détenait encore de bonnes pièces. Et surtout une stratégie qui avait maintes fois fait ses preuves dans le passé. Il sourit. La victoire était encore possible. Son expression s’assombrit lorsqu’il vit le Sombre Adversaire se lever et prendre congé.

Il savait pourtant que cela le mettait hors de lui. Le Sombre Adversaire se retirait pour savourer son succès. Il reviendrait disputer la partie plus tard.

En attendant, des hommes et des femmes allaient subir la folie d’un empereur au sommet de sa gloire.

Le Grand Programmateur jura. Il ne pouvait plus le supporter. C’était arrivé déjà trop souvent. Il vérifia une dernière fois qu’il était bien seul et reprit une de ses pièces perdues précédemment qu’il replaça sur le plateau.

Un sourire illumina son visage.

- Il est grand temps de remettre en jeu l’un de mes meilleurs atouts

 

 

- Et si nous échouons ? s’enquit Samuel. Que se passera-t-il ?

Ulrich Sand crispa ses mains sur le volant.

- Je préfère imaginer le pire.

- Mais si comme nous le pensons, ces rêves que tu fais ne sont pas des prémonitions, pourquoi leur faire confiance ? Pourquoi aller dans leur sens ?

Ulrich soupira.

- Ecoute, j’ignore pourquoi mon inconscient me dicte toutes ces choses, mais ce que je sais c’est que nous devons aller jusqu’au bout. Je n’ai jamais tué personne, et pourtant je peux te jurer que je ne serai pas tranquille tant que je n’aurai pas vu leurs cadavres de mes yeux. L’enjeu est trop important. Je le ressens au plus profond de moi. C’est une croyance qui dépasse tout ce en quoi j’ai pu croire jusqu’à présent.

 

Chris Ludan se réveilla. Il secoua la tête pour quitter définitivement ce rêve sordide. Un rêve qui dépassait en intensité tous ceux qu’il avait pu faire auparavant.

La réalité se rappela violemment à lui sous la forme d’un étendard noir orné d’un aigle rouge sang. L’emblème des forces de Ralph Del Itoh, ennemi suprême de la liberté et de la tolérance. Il observa les autres résistants qui l’accompagnaient. Fatigués, blessés physiquement et moralement mais toujours armés et surtout déterminés à repousser les hordes impies du Troisième Règne.

Il y avait eu le règne du Saint Empire romain germanique.

Il y avait eu le règne de l’empire fondé par Marc Bisk.

Il n’y aurait pas celui de Ralf Del Itoh.

Chris Ludan rassembla ses compagnons d’armes autour de la table sur laquelle était dressé la position des forces ennemies.

Pour eux, la partie ne faisait que commencer.

 

Triomphant, debout sur un Char de combat de type Blinkbowl, Ralf Del Itoh défilait le bras tendu au son de la flamboyante Marche de Radetzky. Il souriait.

C’était son air favori et il en avait fait depuis des années son hymne personnel.

Il trouvait enfin, en ce glorieux jour d’ascension, l’occasion idéale d’en faire retentir les percutantes mesures. Il n’avait pas lésiné sur les moyens. Un orchestre entier, remorqué par le char, jouait en direct devant un public médusé. Tous les habitants de Washington semblaient sous le charme de la musique. Les fusils-mitrailleurs Juggernaut pointés dans leur dos avaient sans doute le don de développer leur fibre musicale.

 

- Vous allez bien, Capitaine Ludan ?

Chris Ludan fixa son équipier avec un sourire qui se voulait rassurant. Ces affreuses migraines le reprenaient. Mais ce n’était pas en montrant une telle faiblesse qu’il allait pouvoir obtenir le meilleur de ses troupes. Il devait s’en accommoder.

- Ce n’est rien, Andy. J’ai dû avoir mon compte de gueules de bois dans une autre vie. Faut croire que maintenant j’en paye le prix.

Andy s’esclaffa. Chris l’accompagna.

Il profita du fait que tous ses hommes l’observaient pour faire une annonce spéciale.

- Maintenant que ce cher Ralf croit avoir remporté une victoire totale et définitive, il va s’empresser de donner aux hommes qu’il a perdu une sépulture décente afin d’honorer leur mémoire comme il convient. Histoire d’en faire des martyrs de guerre, des héros sacrifiés pour la bonne cause. C’est là que nous allons entrer en jeu.

A cette annonce, les visages se défirent. Les hommes du Capitaine Ludan étaient coutumiers de ses plans peu orthodoxes. Mais là, ça frôlait la démence.

Jerry Cold, son bras droit, parla pour tout le monde :

- Tu veux qu’on enterre les cadavres à la place de ces salauds ?!

Ludan leur dédia un sourire équivoque.

- Mieux que ça. Nous allons faire en sorte que certains d’entre eux ne soient jamais morts.

Sur ces mots, il s’empara d’un fusil à grenades Hellfire, une arme ennemie qui avait causé d’énormes pertes dans les rangs alliés.

- Del Itoh croit que toute résistance est anéantie. Nous allons nous charger d’entretenir son utopie.

 

Il aurait été mensonger de dire que Ralf Del Itoh était aux anges. Non. C’était bien plus que cela. Il exultait littéralement de joie. Son cœur battait au rythme de la musique tant et si bien que le dictateur avait le sentiment que c’est de sa poitrine même que sortait les accents enchanteurs des cuivres, des cordes et des percussions. Et cela ne faisait que renforcer son exaltation. Son bras droit, Buruts,  vint le rejoindre.

Del Itoh lui adressa un sourire paternel.
- Je ne sais pas si je te l’ai déjà dit, mais cette magnifique marche a été écrite par Johann Strauss Senior en hommage au feld-maréchal autrichien comte Joseph Radetzky. Ce brave Joseph a livré bataille contre les troupes françaises pendant les guerres napoléoniennes. Il n’avait pas moins de 82 ans lorsqu’il a mené son ultime campagne en Italie en 1849. Un bel exemple à suivre.

Buruts regarda la foule de prisonniers américains constituant l’auditoire.

Cette scène lui laissait un arrière-goût dans la bouche. Del Itoh ne voyait pas le mal qu’il était en train de faire autour de lui. Il y a longtemps qu’il ne le voyait plus. Il avait construit sa vie, bâti ses rêves et forgé sa destinée sur la souffrance des autres. Comment pourrait-il faire marche arrière ? Il avait dépassé le point de non-retour depuis trop longtemps.

Buruts avait crû parfois déceler un regain de conscience chez le dictateur, une ombre de doute, d’hésitation à des moments stratégiques, comme lorsqu’il avait pris la décision de multiplier les Camps de Contrition. Ces installations pénitentiaires avaient servi de base aux plus dangereux scientifiques du Troisième Empire. Les prisonniers, pour la plupart des hommes et des femmes de couleur ainsi que nombre de mutilés et d’handicapés, avaient constitué des cobayes idéales pour des expériences contre nature : lavages de cerveaux, lobotomisations, conditionnements, greffes, clonages. Devant cette escalade d’horreur, Buruts n’avait pu rester de marbre et avait tenté de décourager son père de continuer à employer de telles méthodes.  Il était parvenu à l’émouvoir en élaborant un discours mettant en jeu leurs propres relations. Cela n’avait pas duré. Là encore, cette impression de lucidité s’était rapidement évanouie pour faire place à une froide détermination, un engagement sans faille.

Les atrocités avaient repris de plus belle.

Buruts médita ces souvenirs glaçants. Il scruta à nouveau la foule.

Réflexion faite, il n’y avait qu’un seul prisonnier. Del Itoh, lui-même. Prisonnier de lui-même, de sa faiblesse.

L’aide de camp savait qu’il avait aussi les mains couvertes de sang. Il avait toujours su se tenir à l’écart de la guerre proprement dite, mais il s’était rendu lui aussi coupable de toutes les atrocités commises par son silence et son allégeance forcenée.

Il ne valait pas mieux que Del Itoh lui-même. C’est peut-être pour cette raison qu’il n’avait pu s’empêcher de grimper sur le char et de se tenir aux côtés du dictateur. Pour extérioriser cette image de complicité. Et certainement pas parce qu’il était son fils adoptif.

Il regarda son père. D’un sourire, il fit mourir le sentiment de haine qu’il ressentit pour la première fois à son égard.

- Si je puis me permettre, père, vous marchez sur les traces de Radetzky. Vous pouvez être fier de vous.

 

Le Grand Programmateur ne put s’empêcher de rire. Ca sentait le roussi pour le dictateur. Une bonne faille à exploiter, se dit-il. Il vérifia que le Sombre Adversaire était toujours hors de vue et s’approcha d’une armoire vétuste dans le fond de la pièce. Il commença à fouiller avidement à la recherche d’un objet précis.

- Mais où est-elle, bon sang !

Tandis qu’il la recherchait activement, sans s’occuper du bruit qu’il générait, une pensée terrible se fit jour en lui : « Pourvu qu’il ne l’ait pas jetée ! C’est vrai, depuis tout ce temps qu’elle n’a pas été utilisée ! Si jamais elle est perdue, je ne m’en remettrai jamais ! Une telle personnalité ! Un tel potentiel ! »

Il poussa un cri de joie lorsque ses doigts rencontrèrent la figurine. Elle était un peu ternie, certes, mais elle était encore en état de jouer et c’était tout ce qui importait. Le Grand Programmateur l’embrassa.

- Qu’est-ce que tu fais ?

Le Sombre Adversaire était revenu.

Le Grand Programmateur cacha la figurine dans son poing et alla s’asseoir devant le plateau de jeu.

- Je contemplais l’étendue de mes pertes. Force m’est de constater que tu es un très bon joueur.

Le Sombre Adversaire se fendit d’un sourire et se rendit jusqu’à l’armoire qu’il verrouilla. Il remit la clé autour de son cou et revint prendre sa place.

Il scruta son adversaire avec malice.

- Epargne-moi tes flatteries d’origine suspecte. Je ne sais pas ce que tu manigances, mais je compte bien le découvrir.

Il reporta son attention sur le plateau de jeu.

- Hum, tu n’as pas perdu de temps, on dirait. J’ai l’impression qu’il y a eu un petit peu de changement en mon absence.

Un bruit insolite lui fit tourner la tête.

Le Grand Programmateur en profita pour placer son nouvel atout dans la partie.

 

Elle sentit les flammes lui lécher les pieds. L’odeur de sa propre chair brûlée remonta jusqu’à elle. Elle eut envie de vomir, mais la douleur l’en empêcha. Elle voulut crier, mais sa voix fut étouffée par le rugissement du brasier. La chaleur fit bouillir son sang dans ses artères et fit fondre ses vêtements et sa peau comme de la cire. Plus que quelques instants et ce serait la fin.

 

 Jenna se réveilla. L’air empestait encore la chair brûlée. Mais ce n’était pas la sienne. Elle était sur un bateau volé à l’ennemi. Ses hommes s’affairaient, vérifiant les munitions, distribuant les rations, peaufinant la stratégie établie.

Elle avait des bottes de cuir, un ceinturon dans lequel était glissé un pistolet. Elle portait un pantalon fauve, une simple chemise de teinte claire et ses longs cheveux châtains étaient retenus par une élégante queue de cheval.

Elle évitait de regarder le brassard noir orné de l’aigle rouge qu’elle arborait et qu’elle savait faire partie intégrante de l’uniforme du Troisième Empire.

Ils traversaient la mer de Crète. Les monuments rattachés à l’illustre mythologie grecque avaient été pillés et détruits par les troupes impies de Del Itoh, parfois sans son consentement. La folie était vite devenue contagieuse, comme un immonde relent charrié par le vent de la guerre.

Ils n’étaient pas loin des côtes. L’épouvantable odeur qui l’avait tirée du sommeil provenait des charniers abandonnés. Elle n’osait imaginer l’état des corps. Elle savait qu’il n’y avait pas que des adultes.

Son visage se crispa, ses poings se serrèrent. En l’espace d’un instant, elle ne fut plus la jeune israélienne orpheline jetée malgré elle dans la tourmente. Elle redevint Jenna d’Acre, la Panthère de Dieu, la Vierge de Fer.

Elle se redressa et improvisa une réunion. Une centaine d’hommes se tenait avec elle sur le bâtiment. Tous voués corps et âme à sa cause. Ils s’étaient baptisés « Les Frères de la Délivrance. »

- Mes Frères, dit Jenna de sa voix claire et autoritaire, nous arrivons bientôt en Italie, pays d’origine de ce mal innommable. D’après des sources sûres, Del Itoh en personne s’y rendra afin de faire signer la capitulation aux dirigeants alliés. La ville dans laquelle aura lieu l’assemblée ne nous a pas encore été communiquée. Certains pensent que ce sera Rome ou Venise. Moi je suis persuadée que ce sera Milan. Car c’est la ville natale de Del Itoh. Sa vanité est notre plus précieux allié pour anticiper ses intentions. Et jusqu’à présent, mon instinct ne m’a jamais trompé. Elle ajusta sa casquette sur sa tête. Alors, où irons-nous, mes frères ?

Tous les hommes levèrent le bras comme un seul et crièrent :

- Milan !

 

C’était une bien triste besogne et cruelle à plus d’un titre. Mais la victoire l’exigeait. Les hommes du Capitaine Ludan dépouillaient les cadavres, les inhumaient et revêtaient les uniformes pris aux morts, devenant par là même ceux qu’ils faisaient disparaître.

Chris vit un soldat jeter le brassard faisant partie intégrante de l’uniforme ennemi. Il marcha jusqu’à lui.

- Ramasse-le et porte-le. C’est un ordre. Nous leur ressemblerons autant que possible. Il y aura suffisamment d’occasions pour nous trahir, alors je veux mettre toutes les chances de notre côté. Ca ne m’enchante pas plus que toi, mais ça fait partie du plan et nous le suivrons à la lettre.

Le soldat soupira et ramassa le brassard.

Chris improvisa une réunion dans les restes d’un hôtel. Une carte des Etats-Unis était déroulée sur une table et punaisée par endroits.

- D’ici quelques jours, les troupes de Del Itoh viendront jusqu’ici. D’après eux, il n’y a plus âme qui vive en Géorgie. Cet état a été l’un des plus bombardés. Nous en savons quelque chose.

Les visages se durcirent au souvenir des pertes humaines. Les chasseurs et les bombardiers avaient fait place nette, détruisant d’importants stocks de nourriture et de munitions ainsi que les principaux générateurs d’énergie.

Les bâtiments de guerre piégés en haute mer par les nouvelles mines Deathwash avaient mis fin officiellement à la résistance de ce côté-ci du monde.

Tout cela avait laissé un goût amer dans la bouche des survivants. Il avait fallu à Chris Ludan déployer des trésors d’ingéniosité pour les convaincre de s’engager avec lui dans un nouveau combat. Vivre libre ou mourir, tel était leur credo. Ce n’était pas très original, mais c’était un argument qui avait déjà fait ses preuves dans le passé. Il leur avait répété qu’il existait d’autres poches de résistance ailleurs telle que la leur et qu’elles attendaient tout comme la leur de réunir tous les éléments nécessaires pour se fortifier. En temps et en heure leurs efforts combinés se verraient récompensés. Il fallait être patient et persévérant.

Chris regarda ses hommes. Il éprouva une immense fierté d’être à la tête de tels soldats. Il poursuivit :

-  Dès ce soir, nous marcherons vers la capitale. Nous avons récupéré quelques blindés de type Kougar en état de marche. Nous nous ferons passer pour un commando Slasher chargé de récupérer du matériel de guerre en vue de l’acheminer vers la côte. Comme vous avez pu le remarquer, je n’ai pas enfilé la tenue d’un officier, mais celle d’un simple fantassin comme la vôtre. Je crois que j’en ai un peu marre des responsabilités.

Les hommes rirent. Chris se félicita de ce trait d’humour. C’était vital de pouvoir encore rire en une telle période. Il reprit son sérieux.

- En fait cela leur évitera de poser trop de questions embarrassantes. Nous dirons simplement que le Général…

Chris sortit des papiers qu’il avait rangés dans sa poche :

-… Banco…

Nouveaux rires.

- …Ca ne s’invente pas. Donc nous dirons que notre supérieur, ce brave Général Banco, a marché sur une mine et que nous rentrons retrouver Del Itoh en vue de l’escorter jusqu’en Europe. Je sais que la plupart d’entre vous sont de très bons pilotes qui ont déjà fait leurs preuves. Moi-même, j’ai toujours aimé me retrouver dans un cockpit. De ce fait, nous demanderons à intégrer humblement une escadrille de chasseurs. On va jouer à l’arroseur arrosé, on va retourne sa stratégie contre lui. Vous m’avez compris ? On va se faire le plaisir de dézinguer son zinc à ce fumier !

Les hommes saluèrent le discours avec force cris et gesticulations. Il y eut même quelques rafales tirées en l’air. Devant ce débordement de joie, Chris sourit. Mais son visage s’assombrit lorsqu’il repéra la triste figure de Calvin Carson.

- Carson ! Tu as quelque chose à me dire ?

Le silence revint. Tous les regards se tournèrent vers l’intéressé. Qui ne se fit pas prier plus longtemps :

- Je pense que tu n’as pas oublié que très peu d’entre nous, voire aucun, ne parle l’italien. Je ne veux inquiéter personne, mais je pense que ce détail peut éventuellement avoir son importance dans le plan que nous devons suivre.

Une rumeur sourde gagna l’assemblée que Chris fit cesser rapidement.

- Jerry !

Le bras droit du Capitaine fendit la foule et s’avança jusqu’à Carson aux pieds duquel il déposa une caisse noircie par la fumée.

- Qu’est-ce que c’est ?

Sur un signe de Chris, Jerry l’ouvrit. A l’intérieur, il pêcha un petit appareil emballé dans du plastique qu’il jeta à Carson. Ce dernier inspecta l’objet dont il ignorait le nom autant que la fonction.

Chris se chargea de combler ses lacunes :

- On a baptisé ça un vox imperati. Je peux me tromper, mon latin n’est plus ce qu’il était. Autrement dit, c’est un appareil qui permet de comprendre et de parler la langue ennemie. On a trouvé cette caisse il y a deux jours. Très bien planquée. Une bénédiction. Il y en a assez pour nous tous.

Consterné, Carson contemplait l’appareil sous tous les angles.

- Fais-nous une démonstration, lui proposa Jerry.

Carson ôta le vox imperati de sa protection. Il ajusta l’oreillette couleur chair dans son oreille droite et ajusta le modulateur vocal sur sa pomme d’Adam avec l’aide de Jerry. Il se racla plusieurs fois la gorge puis déclara :

- Il piace spaghettis !

Ce qui ne manqua pas de provoquer l’hilarité générale.

 

 

- Tu as entendu ce bruit ?

Le Grand Programmateur haussa les épaules.

- Ce n’était probablement rien. Le coin est plutôt calme. C’est le moins que l’on puisse dire.

Le Sombre Adversaire commença à trépigner sur sa chaise.

- Tu ne voudrais pas aller jeter un coup d’œil ? C’est le genre de choses qui me perturbe facilement. Et je n’arriverai pas à jouer correctement si je ne suis pas tranquillisé.

Le Grand Programmateur feignit de se concentrer sur le jeu.

- C’est ton problème, il me semble. Tu n’as qu’à vérifier par toi-même.

Le Sombre Adversaire produisit un rictus à la mesure de sa frustration.

A son tour, il fit mine de reporter toute son attention sur la partie en cours.

- A titre informatif, si je devais perdre à cause de cette…broutille, tu ne pourrais pas t’attribuer tout le mérite de ta victoire. Et quel intérêt dans ce cas ?

Le Grand Programmateur releva la tête. Il arrivait toujours un moment où ils redevenaient de simples enfants, chahutant, se querellant et se piégeant sans vergogne.

Il pointa un doigt en direction du Sombre Adversaire et l’agita nerveusement comme dans l’intention de proférer une menace. Puis il soupira et se leva.

Il écarta le rideau qui masquait l’autre côté de la pièce et disparut.

Le Sombre Adversaire glissa une main dans sa poche, embrassa la figurine qui s’y trouvait et la déposa rapidement sur le plateau.

Le Grand Programmateur revint à sa place.

Le Sombre Adversaire le dévisagea :

- Alors ?

- Je n’ai rien vu. Ca ne valait vraiment pas le coup que je me déplace.

Le Sombre Adversaire sourit.

- Tu m’en vois désolé.

 

- Jenna, la Sicile est en vue !

La jeune femme rejoignit Jonas au poste de pilotage. Elle sourit.

- Très bien.

Elle dévisagea son équipier avec gravité.

- Je crois qu’il est temps.

Elle posa une mallette sur une table et l’ouvrit. Elle saisit son contenu qu’elle appliqua soigneusement sur son visage. Lorsqu’elle se retourna, son équipier eut un mouvement de recul.

- Mon dieu ! C’est à s’y méprendre !

Ralf Del Itoh sourit.

- Avec un modulateur vocal ce sera vraiment à s’y méprendre, fit la voix de Jenna d’Acre.

 

Jenna vérifia une dernière fois l’efficacité de son déguisement. Elle compara le reflet que lui renvoyait le miroir avec une photo de Del Itoh prise sur l’ennemi.

Elle avait pris l’apparence de l’homme que le monde libre haïssait le plus, de l’homme qu’elle haïssait le plus. Un paradoxe qui allait pourtant peut-être leur permettre de remporter la victoire. Peu importait les moyens. L’enjeu exigeait les solutions les plus inacceptables.

Elle frissonna en s’apercevant  qu’ils avaient les mêmes yeux.

Au moins, elle n’aurait pas à supporter le port de lentilles qu’elle trouvait douloureux. Elle étira les lèvres, faisant sourire le dictateur.

- Bene.

Elle se retourna et c’est alors qu’elle remarqua le message déposé sur son bureau.

En le découvrant, elle écarquilla les yeux de stupeur. Une terreur sourde l’envahit, faisant trembler ses mains. Puis ses sourcils se froncèrent et son visage se durcit. Elle quitta sa cabine en furie.

Gad, le radio, était à l’avant du bâtiment, partageant une discussion animée avec les mécanos. Lorsque ces derniers virent Jena marcher vers eux, ils tremblèrent à l’idée d’avoir commis une bévue. Elle avait retiré son masque et son visage était déformé par une colère sans nom. Lorsqu’elle agita le message radio, ils remercièrent le ciel.

- Pourquoi tu ne m’as pas averti ?!

Gad ne l’avait jamais vu si en colère. Il regretta profondément d’en être la cause.

- Je pensais que c’était secondaire étant donné nos dispositions.

- Si c’est secondaire, c’est à moi seule d’en juger.

Ses yeux s’embuèrent.

- Et puis, comment as-tu pu une seule seconde penser que ça pouvait être secondaire ? Des vies sont en jeu, des hommes sont en danger, des hommes comme nous, des soldats qui luttent pour la liberté et la justice. Nous ne pouvons pas en toute conscience feindre de l’ignorer.

A présent, elle s’adressait à tous.

- Nous n’avons pas le droit de les abandonner. Si ce message nous est parvenu, ce n’est pas un hasard. Je ne crois pas aux hasards. Et je sais que vous non plus.

Il y eut un silence. Puis un homme demanda :

- Où sont-ils ?

Le visage de Jenna s’éclaira instantanément.

- En France. A Orléans.

Jonas fendit la foule et se planta devant elle.

- On ne peut pas saborder une stratégie qui nous a demandé des semaines de préparation. Tout est fin prêt. Excuse-moi, Jenna, je pensais ne jamais avoir à te dire ça, mais je te trouve complètement inconsciente.

Elle planta ses yeux noirs dans les siens, le défiant avec superbe.

- Qui m’aime me suive.

 

Le capitaine Ludan et ses hommes eurent bientôt l’occasion d’éprouver l’efficacité du vox imperati.

Une garnison flanquée de soldats motocyclés vint à leur rencontre. Chris descendit prestement d’un char Kougar et se chargea du compte-rendu. En italien.

- Mes respects, Mon Général. Soldat Siri, artilleur du septième commando Slasher. Content de vous voir. On a perdu notre radio. Impossible de communiquer notre position. Le Général Bingo, paix à son âme, a péri, il y a deux jours, sur une de ces saloperies de mines rampantes.

Le chef de la garnison détailla le détachement avec une attention qui inquiéta les hommes de Ludan. Si jamais leur imposture n’était pas parfaite, ils le sauraient très bientôt. Après un examen qui leur parut interminable, le général se rapprocha de Chris qu’il dévisagea gravement.

- C’est étrange. Vous ne ressemblez pas à des hommes du Troisième Empire.

Chris s’empêcha de déglutir. Lorsqu’il vit le gradé plonger une main dans son manteau, il s’apprêta à faire signe à ses hommes d’ouvrir le feu.

- Vous avez dû passer trop de temps en Amérique !

Le général fit jaillir un flacon de cognac.

- Bienvenue en Italie !

Puis il éclata de rire.

 

Un appareil de ravitaillement attendait sur la berge. Les deux pilotes italiens s’interrogeaient mutuellement sur l’avenir du monde en fumant une cigarette.

Le navire de guerre Di Galio accosta à ce moment. Les deux pilotes  allèrent à sa rencontre. A l’avant se dressait Ralf Del Itoh, mains croisées dans le dos,  telle une figure de proue, escorté de deux soldats figés comme des statues.

Déconcertés par cette apparition, les pilotes le saluèrent néanmoins en tendant le bras.

- Mes respects, Mon Maître.

- Nous vous croyions en Amérique, là où la victoire s’est affirmée.

Les deux gardes du corps du dictateur abattirent les deux pilotes.

Jenna rejoignit la terre ferme.

« Les Frères de la Délivrance » acheminèrent leur matériel à l’intérieur du cargo aérien. Il ne leur fallut en tout et pour tout qu’une demi-heure pour prendre totalement possession de l’appareil. Sitôt chargé, il décolla en mettant le cap vers l’hexagone.

 

L’arrivée de Ludan et de ses hommes à Washington fut une douleur sans nom.

Les monuments les plus symboliques de la capitale avaient particulièrement souffert des bombardements et des offensives aux canons lourds Ouranos. Sûrement à dessein.

De l’obélisque, il ne restait plus que la base et la statue de Lincoln était décapitée. Quant à la Maison Blanche, emblème de souveraineté, elle arborait une façade meurtrie par les tirs de harcèlement des mitrailleuses françaises Hallebarde. Un des éléments déterminants dans la suprématie de l’Italie avait été sa capacité à incorporer presque systématiquement l’armement ennemi dans le sien et à s’y adapter rapidement, multipliant ainsi sa puissance de feu et décuplant l’efficacité de sa stratégie.

L’aéroport était déjà infesté d’appareils impériaux de toute catégorie : des chasseurs américains Sweeping en passant par les bombardiers anglais Skycrush. Les italiens s’étaient même payés le luxe de dérober un Stormaker, un appareil de guerre qui abritait dans ses soutes une véritable usine d’armement. On le surnommait à juste titre « l’arsenal volant. »

Ralf Del Itoh avait déjà embarqué à bord du « Mein Kampf », son avion personnel. L’appareil ressemblait à un aigle géant. Son museau imitait presque à la perfection le bec vorace du rapace. Le soleil miroitait sur le fuselage blindé, lui conférant une beauté qu’il ne méritait pas.

 

Après avoir fait montre de leurs talents de pilote, Chris Ludan et ses hommes furent assignés à l’escorte du « Mein Kampf. » Aucune parole ne fut prononcée, juste des regards encourageants invitant à la prudence.

Avant de se diriger vers la capitale, Chris avait répété inlassablement la stratégie d’attaque avec ses hommes. Parmi ses hommes, une femme s’était détachée par son panache et ses idées. Elle se nommait Lisa Derdefyll. Chris l’estimait beaucoup. Peut-être un peu trop. Il l’avait prise comme co-pilote et ils montèrent ensemble à bord d’un Sweeping.

Lisa rayonnait littéralement. La perspective d’une victoire sur le Troisième Empire avait le don de sublimer sa beauté. Chris eut beaucoup de peine à s’arracher à cette contemplation. Ce n’était guère le moment de se laisser distraire. Il reporta son attention sur le ciel fourmillant d’appareils. Ils étaient en bonne position. Le « Mein Kampf » était juste un peu plus loin devant eux. Une fois que les autres auraient fait place nette, ils n’auraient plus qu’à mettre un terme à l’existence de Ralf Del Itoh.

Il s’adressa à Lisa, mais se rappela qu’il parlait toujours dans la langue du despote. Il arracha son vox imperati et l’écrasa sous le talon de sa botte.

- C’est maintenant que tout va se jouer.

Lisa lui serra la main. Il se retint de l’embrasser.

 

Tandis que le cargo italien amorçait sa descente, Jonas interrogea Jenna :

- J’aurais pu moi-même me charger de cette mission. Tu serais restée en Italie avec la moitié des hommes. Pourquoi à tout prix changer notre plan ? Pourquoi risquer une capitulation complète alors que la victoire était en train de nous sourire ?

La jeune israélienne ne semblait pas avoir entendu. Elle regardait droit devant elle. Elle semblait essayer de se rappeler quelque chose. Jonas allait réitérer sa question lorsqu’elle dit :

- C’est important. Plus important que tu ne peux le croire. Plus important que je ne peux l’imaginer.

Jonas ne pouvait se contenter d’une telle réponse.

- Comment peux-tu le savoir ?

Jenna était dans un état second.

- Je ne sais pas comment. Fais-moi juste confiance comme tu as su si bien le faire jusqu’à présent.

Jonas comprit que toute contestation était vaine. Jena était à nouveau dans une transe mystique à l’échelle de celle qui lui avait permis de se lancer à la tête d’une petite armée pour gagner une guerre qui donnait tous les signes d’être perdue. Il l’avait suivie une première fois, émerveillé par sa fougue. Pourquoi renoncerait-il maintenant à partager avec elle une victoire acquise par d’autres moyens ?

- Quels sont les effectifs ?

Jenna ne put s’empêcher de sourire. Il était revenu avec elle et elle s’en félicitait intérieurement.

- Le message mentionnait une centaine de fantassins français. Du côté italien, deux tanks Blinkbowl qui les prennent en tenaille.

- De quel armement dispose nos alliés?

- Apparemment, rien de menaçant. C’est là que le bât blesse.

- Nous n’avons pas grand-chose non plus.

- Nous avons l’effet de surprise. C’est bien plus qu’il n’en faut.

Elle produisit un objet cylindrique.

- Et puis, je compte bien sur les grenades magnétiques ainsi que sur les mines rampantes pour atomiser ces salauds.

 

Ralf Del Itoh était installé dans le salon somptueusement décoré. Il avait fait ramener à bord d’illustres toiles de maîtres dérobées aux alliés. Il aimait la peinture. Il aimait l’art. Il s’était d’ailleurs toujours senti artiste dans l’âme. Sans doute l’avait-il été dans une autre vie. Il se plaisait à le penser.

Buruts le rejoignit avec deux verres et une bouteille de vin rouge.

Il n’avait pas choisi un grand crû de sorte qu’il savait que l’arrière-goût du poison foudroyant passerait comme une lettre à la poste.

- Pourquoi avoir baptisé cet avion « Mein Kampf » ? Pourquoi pas quelque chose qui sonne un peu plus italien ? Je sais que les allemands nous soutiennent depuis longtemps dans nos actions, mais je trouve que c’est quand même leur faire beaucoup d’honneur.

Le dictateur sourit sans apparemment prendre ombrage de la remarque.

- Je pense que je n’étais pas simplement artiste dans une autre vie. Je devais être aussi allemand. J’ai toujours admiré cette langue, ses accents, sa richesse, sa poésie.

Buruts était loin de partager une telle passion. Mais comme à son habitude, il ne dit mot et remplit les deux verres.

- Et que signifie « Mein Kampf », déjà ? J’oublie à chaque fois.

- Mon combat.

Del Itoh parut s’enfermer dans un songe enchanteur. Son sourire se déploya. Il porta le verre à ses lèvres.

- Ca ferait un bon titre pour un bouquin.

La bouteille de vin explosa dans la main de Buruts.

Des crépitements de balles résonnèrent sur la carlingue de l’appareil.

Le visage du dictateur devint cramoisi. L’air s’engouffra par le hublot. Il laissa tomber son verre.

- Bon sang, mais qu’est-ce que c’est que ce bordel !

L’opération  « Délivrance » venait de commencer.

L’avion de Ludan se faufila vers le « Mein Kampf », couvert par les autres chasseurs de son unité.

Dans le cockpit de l’aigle d’acier, les informations parvenaient dans la plus grande confusion aux oreilles des deux pilotes. Des informations et un vacarme de cris et d’explosions qui ne laissaient aucun doute sur son origine.

Des voix américaines se faisaient entendre sur une de leurs fréquences. Leur escadrille était en train de se faire attaquer !

Furieux, le Maître se tourna vers son fils pour réclamer une explication.

Il sut qu’il n’en aurait pas lorsqu’il vit son corps inanimé sur le sol de la cabine. Sa poitrine était rouge. Et ce n’était pas du vin.

 

 

 

« NON ! »

Le Grand Programmateur serra les poings. « Mauvais timing ! »

A trop accumuler les atouts, il finissait par les saboter. Il venait d’en sacrifier un inutilement. Il se mordit la lèvre et jeta un coup d’œil furtif au Sombre Adversaire. Ce dernier était étrangement calme en dépit des évènements.

«  Il avait dû prévoir cette attaque. »

Il reporta son attention sur le jeu.

Et espéra que rien d’autre ne viendrait enrayer la parfaite mécanique de sa stratégie.

 

Jenna terminait de briefer « les Frères de la Délivrance. » Jonas la rejoignit rapidement et lui donna un sac de munitions qu’elle ajusta sur ses épaules.

- Allons-y.

Elle grimpa sur un amas de ruines – un centre commercial dans un passé encore récent – et porta une paire de jumelles à ses yeux.

- Je vois le premier char tout en haut de l’avenue. On avance jusqu’à la barricade, là-bas, et on lâche les mines rampantes.

Les détonations des canons ébranlèrent l’atmosphère.

En dépit de la menace et du spectacle de désolation que la cité assiégée offrait au regard, Jenna se sentait étrangement sereine. Comme si elle était en terrain connu. Peut-être ce sentiment de déjà-vu qu’elle ressentait n’était pas étranger à son état presque euphorique. La victoire ne faisait aucun doute. Elle était presque palpable.

Jonas donna un violent coup de pied dans ses convictions.

- Et si c’était un piège !

Tout en progressant, Jena le dévisagea avec perplexité.

- Aucune raison que ça en soit un. Personne ne sait que nous existons.

- Nos exploits au Moyen-Orient ont été retentissants. Ta réputation a pu te précéder.

Jenna s’arrêta et fixa son allié avec une sorte de compassion.

- Tout le monde me croit morte. Ce simulacre d’assassinat nous a coûté suffisamment en explosifs.

Jonas sourit en se projetant la scène. Cet attentat à la voiture piégée avait été un bon moyen d’avoir les coudées franches. Il est vrai que le résultat avait été à la hauteur de leurs espérances. Mais contrairement à Jenna, d’être à Orléans lui procurait un sentiment de malaise qui ne le laissait pas en paix et le faisait douter de tout.

- Tu as sûrement raison. C’est juste que nous n’avons jamais été aussi proches de la victoire.

Elle lui serra la main. Il se retint de l’embrasser.

 

Les chasseurs impériaux tombaient comme des mouches.

Del Itoh avait actionné le mode transparence du « Mein Kampf » et à travers le fuselage fantôme il pouvait voir son escorte se dissoudre dans de fulgurantes détonations  et autant de lugubres flèches de fumées noires pleuvant vers le sol.

C’était pire que dans ses cauchemars les plus fous. Quelqu’un avait réussi à se dresser contre lui, dans le plus parfait anonymat. Et ça ne pouvait pas être cette maudite « Vierge de fer » puisqu’il la savait à Orléans, prête à tomber dans son embuscade. Non, c’était quelqu’un d’autre. Et d’ignorer son nom et son visage le mettait dans une rage sans nom. Il pénétra dans le poste de pilotage.

- Actionnez l’armement du « Mein Kampf ! »

L’un des pilotes osa le mettre en garde.

- Mon maître, nous risquons de ne pas avoir assez d’énergie pour rallier l’Europe.

Le regard légendaire de Ralf Del Itoh fit le reste.

 

Le chasseur du Capitaine Ludan louvoyait habilement, évitant les tirs ennemis et les morceaux d’épaves constellant le ciel transformé en enfer l’espace de quelques minutes. Multipliant les morceaux de bravoure, il n’hésita pas à secourir un allié en difficulté tout en arrosant copieusement sa cible prioritaire qui soudain commença à se transformer de manière inquiétante.

- Merde, c’est quoi ce bordel ?

L’aigle de métal venait de se dresser à la verticale tout en se stabilisant. Les parties de son fuselage étaient en train de coulisser, de s’escamoter dans une parfaite harmonie tel un puzzle grandeur nature exécuté par des doigts invisibles et experts.

En moins d’une minute, le « Mein Kampf » devint un humanoïde surréaliste, un titan à tête de rapace qui déversa un déluge de feu au moyen de canons mitrailleurs intégrés dans ce qui lui tenait lieu de bras.

- Mon Maître, nous ne savons même pas sur qui tirer. Nous risquons de toucher votre escorte.

Le dictateur produisit un râle de dédain.

- Pour ce qu’il en reste et vu son efficacité, je saurai m’en passer.

 

Pourtant la présence du géant de fer eut un effet foudroyant sur les survivants du Troisième Empire. Il leur inspira une vaillance qui mit à mal les efforts des hommes de Ludan.

- Ils se laissent pas faire, Mon Capitaine, rugit Jerry Cold. C’est à cause de ce putain de robot! Maintenant, ils sont chargés à bloc!

- J’en fais mon affaire ! déclara Chris. Continuez à faire le ménage.

- On a détruit tous les bombardiers, mais il reste le Stormaker ! aboya Carson.

- Laissez-le nous! ordonna Lisa. Puis elle se tourna vers Chris :

- Ces Stormakers sont de véritables armureries ambulantes.

Chris se tourna vers elle, intrigué.

- On  n’égratignera même pas ce robot avec nos missiles Sunshot, ajouta-t-elle.

Chris sourit en devinant sa pensée.

- Doublement ravi que tu sois à bord.

Tandis qu’une partie des hommes – menée par Jonas - harcelaient l’un des deux chars Blinkbowl pour offrir un peu de répit à leurs alliés assiégés, l’autre – vouée aux ordres de Jenna – s’occupaient de positionner une escouade de mines rampantes dans les égouts. Ceci fait, ils remontèrent en surface et vérifièrent sa position sur un écran tactile que Jenna arborait sur son bras gauche.

- Déploiement !

Les points lumineux figurant les mines se frayèrent un chemin dans le réseau souterrain.

La voix de Jonas retentit dans son oreillette :

- On est obligé de battre en retraite !

- Bien reçu. Nous prenons la suite des opérations. Dirigez-vous vers le second char. Terminé.

 Les mines n’étaient plus qu’à quelques mètres de leur objectif.

- Jenna, il y a quelque chose qui cloche !

- Quoi ?

Je viens d’effectuer un scan sur votre cible. Il n’y a personne à bord.

- Qu’est-ce que tu veux dire ?

- Ces chars sont automatisés. Ce n’est pas normal. Ca pue le coup fourré !

- Les chars automatisés sont connus pour leur précision. C’est un atout stratégique, rien de plus.

- S’ils sont si précis, pourquoi n’ont-ils toujours pas fait leur boulot ?

- T’es parano. Je poursuis l’opération comme prévue. Terminé.

 

Jonas jura. Jenna était complètement aveuglée. Jusqu’ici cet entêtement avait représenté une force. Mais désormais, cela risquait de devenir leur talon d’Achille à tous.

Une explosion tonitruante l’arracha à ses pensées. Sous ses yeux, le char automatisé se fendit en deux. Des cris de joie résonnèrent autour de lui. Qu’il ne fut pas d’humeur à partager.

Il suivit ses hommes vers le second char, persuadé qu’ils allaient droit dans la gueule du loup. Lorsqu’il repéra une bombe dissimulée sous un grava, ses craintes se virent justifiées. Rapidement, son regard balaya le périmètre. Le terrain était truffé d’explosifs. C’était bel et bien une embuscade.

- On met les voiles ! On était attendu. C’est bourré de C4. C’est une embuscade ! Je répète, c’est une embuscade !

Jena avait grimpé sur les restes du char et brandissait héroïquement son fusil telle une déesse martiale en plein triomphe. Et la réaction de ses hommes venait parfaire cette belle image de guerrière assouvie.

Rien ne pouvait venir saboter cela, pas même le discours inquiétant qu’elle recevait dans son oreillette.

Accompagnée de sa troupe - aussi aliénée qu’elle- elle vint à bout du second char en utilisant les grenades magnétiques qui éventrèrent littéralement le blindé.

Elle arracha son oreillette et laissa ses hommes la porter en triomphe jusqu’aux survivants assiégés dans les ruines de l’hôtel de ville.

 

 Andy enchaînait les tonneaux et les acrobaties de toutes sortes comme dans un concours d’aéronautique. Sauf que c’était moins pour épater la galerie que pour sauver sa peau. Deux chasseurs impériaux étaient à ses trousses et son sillage portait l’empreinte de leurs tirs assidus.

Il effectua un virage à quatre-vingt dix degrés, évitant un avion ennemi arrivant droit devant lui. Une explosion lui apprit qu’il avait fait d’une pierre deux coups. Il attendit que son second assaillant se rapproche suffisamment et exécuta un looping qui le plaça juste derrière lui. A peine positionné, son index écrasa la gâchette reliée aux mitrailleuses qui perforèrent l’appareil de l’italien. Ce dernier perdit rapidement de l’altitude. Mais dans son malheur, il se retrouva dans la trajectoire du chasseur de Ludan. Il décida alors de tenter le tout pour le tout.

 

Lisa termina de s’harnacher. Elle arbora le jet-pack à la manière d’une nouvelle robe, ce qui fit sourire Chris.

- Tu ne veux vraiment pas que je m’en charge ?

Elle le regarda d’un air railleur.

- Tu vas me dire que c’est un travail d’homme, peut-être ?

- Non, ce serait superflu.

Elle se rapprocha de lui.

- Merci, mon chou.

En surface, elle affichait une apparente désinvolture. Mais en profondeur, c’est elle qui retenait à son tour une effusion.

La voix paniquée de Andy les arracha à leur intimité.

- Un rital arrive droit sur vous. Je l’ai touché, il va s’écraser !

Un vacarme leur arracha les oreilles et leur apprit que Andy venait de rallonger la liste des victimes de l’invincible titan de métal.

Chris déporta son appareil, mais tout en explosant, le kamikaze le percuta à l’arrière, détruisant l’une de ses tuyères. A son tour, son chasseur partit en vrille.

- Lisa, sors de là !

La jeune femme était pétrifiée. Elle regardait tour à tour la brèche par laquelle elle savait pouvoir s’échapper et le pilote cramponné aux commandes qui s’égosiller pour la convaincre de l’abandonner.

- Il n’y a qu’un jet-pack, Chris !

Le Capitaine se fendit d’un sourire sans joie.

- Alors on dirait que j’ai intérêt à poser cet appareil.

Puis la pensée soudaine de perdre Lisa renfloua son autorité :

- Fous le camp avant qu’il soit trop tard ! C’est un ordre et il n’est pas négociable !

Une déflagration leur apprit qu’une autre tuyère venait de rendre l’âme. Lisa ferma les yeux et s’élança par l’ouverture.

Elle eut le temps de voir le chasseur tomber en piqué et terminer sa course contre un appareil ennemi avant d’être projetée en plein coeur des affres de la bataille aérienne.

 

« C’est pas vrai ! Non, pas lui ! »

Le Grand Programmateur redoublait d’efforts pour contenir la colère et la frustration qui le submergeaient. Un par un, il perdait ses atouts les plus précieux !

Et le terrifiant regard du Sombre Adversaire qui semblait lui dire : « Et tu n’as encore rien vu ! »

 

Jenna et ses hommes pénétrèrent dans les vestiges de l’hôtel de ville. Mais ils n’eurent pas l’accueil attendu. Une centaine de soldats impériaux vêtus d’uniformes français les menaçaient de leurs Juggernaut.

« Jonas avait raison. Depuis le début ! »

Jenna pâlit. Elle avait délibérément ignoré ses avertissements. Une fois de plus, elle s’était laissée emportée par cette exaltation mystique qui défiait toute règle, toute raison. Mais cette fois, cela pouvait leur coûter très cher.

- Jonas, tu avais raison ! C’est un guet-apens ! Nous sommes assiégés à l’hôtel de ville. Il n’y a pas d’alliés. Je répète il n’y a pas d’alliés. Ce sont tous des hommes de Del Itoh !

A l’instant où Jonas entendait cette déclaration qu’il redoutait autant qu’il espérait, des tirs de sniper déclenchèrent les bombes disséminées tout autour d’eux.

Jenna arracha son oreillette, évitant de justesse la surdité. Ce qui ne l’empêcha pas de percevoir la tonitruante série d’explosions qui venaient de réduire à néant un hypothétique renfort.

- Jonas !

Jena se laissa tomber à genoux et ferma les yeux. Elle venait d’ouvrir la boîte de Pandore. Elle avait livré le monde au mal absolu, elle, qui s’était sentie née pour l’éradiquer. Elle était maudite. A jamais.

Lorsqu’elle ouvrit les yeux, elle vit ses hommes tomber les uns après les autres, subissant les tirs des lance-grenades Hellfire. Alors elle serra les poings et bondissant telle une lionne enragée, elle fit feu sur leurs ennemis regroupé tels des démons impies.

Elle en avait occis près d’une vingtaine lorsqu’un tir de sniper l’arrêta net dans son élan rédempteur.

Elle se renversa en arrière tandis que les troupes du Troisième Empire mettaient un terme à l’escarmouche.

 

Le Grand Programmateur ne put étouffer un cri. C’en était fini.

Il camoufla sa détresse derrière le regard haineux qu’il décocha au Sombre Adversaire drapé dans sa méprisante assurance.

« Cette fois, il ne veut pas gagner. Il veut m’humilier. »

- Ce n’est pas encore fini, si tu regardes bien.

Le Grand Programmateur dévisagea intensément son rival avant d’observer la partie. Il avait pourtant raison. Un élément en sa possession semblait porter en lui un grand potentiel. Un potentiel déterminant pour l’issue de la bataille ? De la partie ? Le Grand Programmateur n’osait y croire. Il avait été échaudé tant de fois en si peu de temps. Mais le désir et le besoin de remporter le défi s’imposèrent à lui. Gagner contre toute attente, contre tout espoir serait pour lui l’occasion de retourner complètement la situation. Et si c’était pour lui le moyen ultime d’humilier son adversaire ? Son rictus s’altéra et devint un sourire. Il décida de reprendre les rênes et de miser sur cet outsider.

 

Lisa n’eut pas le loisir de pleurer longtemps la perte du Capitaine Chris Ludan.

Un appareil venait de la prendre en chasse.

- Ils ont eu Chris ! lâcha-t-elle en serrant les dents.

- Les fumiers ! fit Jerry Cold. Ils vont le regretter !

En voyant son objectif sous le feu des américains, Lisa s’alarma :

- Ne tirez pas sur le Stormaker ! Je répète : ne tirez pas sur le Stormaker !

- C’est pourtant une cible facile ! argumenta Carson.

- Je sais, mais c’est notre seule arme contre ce satané robot ! Je vais m’introduire à l’intérieur de l’avion, le lancer sur la tête et m’éjecter au dernier moment. Moi seule le peux !

- Bien reçu ! On va tâcher de le distraire un peu. Terminé.

- Je m’occupe de te couvrir, Lisa, fit la voix de Jerry.

- Parfait. A charge de revanche !

« Ca s’est fait, songea Lisa. Au suivant ! »

Elle accéléra pour distancer le chasseur à ses trousses, mais ce dernier apparut bientôt sur sa gauche.

A 15h, un autre chasseur semblait l’avoir prise pour cible.

«  Manquait plus que ça ! »

Mais à peine arrivé, cet ennemi importun disparut aussi vite, détruit par une salve salvatrice tirée à point nommée par Jerry. La proximité de l’explosion chahuta la jeune femme qui vit avec horreur une aile perforée fondre sur elle en tournoyant. Elle glissa in extremis à l’intérieur du projectile et l’entendit avec bonheur s’encastrer mortellement dans le cockpit de son premier poursuivant. A peine remise de cette échauffourée, elle s’aperçut que son manège venait d’attirer l’attention de deux autres Sweeping italiens. Le premier était rivé à son sillage comme si sa vie en dépendait, quant au second, il venait face à elle, tirant sans discontinuer. Elle était rapide, mobile, mais si désespérément vulnérable face au feu véloce de l’ennemi. Heureusement, Lisa avait deux atouts de poids pour palier à cette faiblesse : une parfaite maîtrise du propulseur qui ornait son dos et un degré d’astuce équivalent. Chris avait eu le temps de la connaître suffisamment. Pas assez selon elle mais suffisamment pour savoir qu’il était plus sage que ce soit elle qui conserve le jet-pack. Elle prit le temps de formuler une fervente prière à son intention avant de se lancer dans un ahurissant numéro d’acrobaties. Elle virevolta telle une étoile filante euphorique, échappant de justesse aux chapelets mortels que les deux chasseurs lui distribuaient sans compter. Profitant d’une impulsion, elle plongea sous un feu nourri provenant des deux côtés. Qui ne fut pas perdu pour tout le monde. Le Sweeping se trouvant dans son dos se décomposa violemment sous l’impact. L’autre eut plus de chance. Il se déporta à temps et ne sacrifia que son pare-brise. Le pilote n’eut pourtant pas le loisir de savourer cette victoire. Profitant de l’accalmie, Lisa s’était transporté jusqu’au chasseur en difficulté. Le pilote n’eut que le temps de la voir jeter une mine – ventouse dans le cockpit avant que son appareil vole en éclats.

La jeune femme eut bien vite l’occasion de renvoyer l’ascenseur à Jerry. A son tour, il fut la proie d’un chasseur dont la ténacité le repoussait dans ses derniers retranchements. Elle se lança alors dans le sillage de l’italien et colla une mine ventouse au niveau de ses tuyères. Elle se propulsa ensuite à hauteur du cockpit. Le pilote se tourna vers elle, ahuri, et elle lui adressa un petit geste de la main. Avant que la queue de son appareil ne disparaisse dans une boule de feu.

- Merci Lisa ! Il commençait à me saper le moral !

- De rien, Jerry. J’ai toujours détesté les dettes !

Cependant qu’ils devisaient de la sorte, le pilote italien s’éjecta de son appareil à leur insu. Calvin repéra la toile de son parachute et se chargea de la perforer d’un tir bien ajusté. Libéré de ses suspentes, le pilote tomba comme une pierre avant de remonter subitement vers la bataille, véhiculé par un jet-pack savamment camouflé. Son propulseur s’escamota sur chacun de ses flancs, lui distribuant une mine-ventouse dans chaque main. Il repéra un allié en mauvaise posture et se fit une joie de le débarrasser de leur ennemi commun.

- Merde ! aboya Carson. Il y a un fumier de rital qui se balade en jet-pack. Il vient de descendre Rudy ! Ce n’était qu’un gosse !

- Bien reçu, Andy. Je m’occupe de ce plagiaire !

Lisa évita une rafale avant de fondre sur sa nouvelle cible prioritaire.

L’italien porta une main à son oreille droite et se retourna. Lisa comprit qu’un de ses alliés venait de lui communiquer sa position. Elle dégaina son pistolet et fit feu à plusieurs reprises. L’autre  esquiva et se trouva derrière elle en un éclair.

- Bye bye Wonder Woman !

Lisa entendit le rire lugubre de son adversaire en même temps qu’un objet métallique se coller contre son propulseur. Elle fut glacée d’effroi en comprenant qu’elle portait une mine-ventouse. Sans réfléchir, elle se libéra de son harnais et repoussa le jet-pack. Ce dernier ne trouva rien d’autre à faire que percuter un chasseur américain. Le souffle de l’explosion grilla le visage de Lisa et la projeta sur l’italien auquel elle s’accrocha désespérément. Soit elle avait un ange gardien, soit elle était vraiment Wonder Woman ! La lutte fut de courte durée. Elle supporta stoïquement les secousses et les jurons de l’italien avant de l’assommer d’un coup de crosse. Réduisant la vitesse de son jet-pack, elle put s’en emparer et regarda le corps inerte de son adversaire filer vers le sol.

- Bye bye Superman !

Grâce aux soutiens de Jerry, de Carson et de quelques autres, elle arriva sans plus de mal jusqu’à l’arsenal volant. Seulement, l’accès de la soute était verrouillé de l’intérieur et elle avait utilisé sa dernière mine-ventouse pour secourir Jerry.

- Besoin d’un serrurier, mam’zelle ?

Justement c’était Jerry. Il avait gardé un œil sur elle et tous deux s’en félicitèrent.

Il se positionna correctement avant de lâcher une courte salve.

La porte fut pulvérisée,  permettant à la jeune femme de pénétrer dans l’appareil.

- Merci Jerry. Me revoilà ta débitrice !

Elle était attendue. Trois soldats accoururent, armé chacun d’un fusil - mitrailleur Juggernaut. Elle dégaina son pistolet et abattit le premier. L’un des deux autres lui logea une balle dans l’épaule gauche. Elle tomba derrière un amas de caisses. Serrant les dents, elle toucha mortellement le tireur. Elle arrosa copieusement le dernier avant de constater qu’elle n’avait plus de munitions. Heureusement lui non plus. Elle se releva avec peine et leva les bras en signe de reddition. L’italien dit quelque chose en se rapprochant qu’elle ne prit pas la peine de traduire. En même temps qu’elle faisait volte-face, elle s’arc-bouta et enclencha les fusées de son jet-pack qui se chargèrent d’incinérer vivant le soldat impérial.

Se débarrasser des pilotes fut chose plus aisée. Elle libéra un siège et s’installa aux commandes.

- Je suis en place. Jerry, Calvin, vous me recevez ?

Un long silence meurtrier lui répondit. Elle était peut-être désormais la seule survivante de leur escadrille. Elle poussa un long soupir et dirigea l’appareil vers la tête du titan qui semblait ne pas l’avoir repérer dans tout ce chaos.

Elle enclencha le MVR ou Mode de Vision Rapprochée.

Le cockpit du « Mein Kampf » occupa en transparence tout l’espace de son champ de vision. Elle eut alors le loisir de détailler les deux pilotes absorbés dans leurs manœuvres et surtout Ralf Del Itoh en personne. C’était donc cet homme qui avait monopolisé tant de moyens, alimenté tant de haine, de courage, de dévotion. Elle observa son visage. Il fallait qu’il meure, tout en elle le lui ordonnait, et pourtant, une voix obscure, surgie d’un recoin perdu de son inconscient se dressa contre la plus intraitable logique. Pourquoi ressentait-elle un lien particulier avec ce monstre de tyran ? Pourquoi cette impérieuse voix intérieure lui affirmait qu’en tuant cet homme, elle allait indéniablement tuer une partie d’elle-même ? Cela n’avait aucun sens. C’était pure folie.

La voix de Jerry retentit dans l’habitacle comme pour mettre un terme à l’inconcevable dilemme.

- Lisa, qu’est-ce que tu fous, enclenche la PAU ! Ce salaud est à nous !

Il se garda bien de lui dire que son appareil était en feu et qu’il n’avait plus que quelques instants à vivre.

La voix de Jerry emplit le cockpit du « Mein Kampf ».

- Vous savez ce qu’il dit ? interrogea Del Itoh.

L’un des pilotes tendit l’oreille et plissa les yeux.

- Ces foutus américains bouffent la moitié des mots ! On dirait qu’ils préparent quelque chose. Il s’inquiète au sujet d’une manœuvre.

 Le dictateur détailla les appareils occupant le ciel. Puis soudain il pâlit.

- Ils vont lancer le Stormaker contre nous !

L’un des pilotes secoua la tête.

- Il est beaucoup trop lent.

L’autre pilote secoua la tête à son tour :

- Pas si elle actionne la Propulsion Auxiliaire d’Urgence. Ce système a été conçu pour éviter qu’un tel appareil puisse exploser n’importe où et endommager d’importantes unités impériales. Grâce à cela, il peut acquérir la vitesse d’un chasseur pendant une période suffisante. Et nous ne pourrions probablement pas l’éviter !

Le regard de Del Itoh s’embrasa.

- Alors détruisez-le !

Le pilote allait s’exécuter, mais une pression sur son épaule le retint.

- Qu’y a-t-il, maître ?

Del Itoh regardait droit devant lui. Son regard semblait traverser l’espace jusqu’à atteindre le pilote même du Stormaker.

- Je ne sais pas. Je ressens une impression étrange. Comme si j’allais regretter ce geste.

- C’est pourtant la seule chose à faire, mon Maître.

- Oui, cela ne fait aucun doute.

Le bras armé du titan menaça le Stormaker.

Lisa ôta son casque, libérant une somptueuse chevelure rousse.

- Je ne peux pas. Pardonnez-moi.

Elle était en pleurs.

Ralf Del Itoh poussa un soupir à fendre l’âme.

- Feu !

Le poing du robot cracha une série d’éclairs qui pulvérisèrent le bombardier.

 

Les poings du Grand Programmateur s’abattirent sur le plateau, menaçant d’y apporter plus de confusion encore. Il ignora l’expression de son rival et se laissa complètement choir sur sa chaise. Sa manière de signifier sa reddition.

Le Sombre Adversaire croisa ses doigts avec une évidente délectation.

- Une taupe qui s’ignore est une taupe qui vaut de l’or.

Le Grand Programmateur se laissa gagner par une reposante léthargie.

- Epargne-moi les maximes de ton esprit tordu.

- Tu ne veux pas voir ce que j’ai réservé à ton atout majeur ? Ca vaut le coup, crois-moi sur parole. Tu sais quoi, je crois que je connais enfin mon plus gros défaut.

- La folie ?

- L’ironie.

 

Jena ouvrit les yeux. Elle fut déçue de constater qu’elle n’était pas morte. Le sniper s’était contenté de lui injecter un tranquillisant. Une charmante attention qu’elle devait sans nul doute à Ralf Del Itoh lui-même.

Elle était assise sur une chaise, pieds et poings liés. On lui avait retiré son uniforme, ses bottes. Il ne lui restait que ses sous-vêtements. Elle se demanda si les soldats l’avaient violée pendant qu’elle était inconsciente.

Un officier sortit de l’ombre et comme s’il avait lu dans ses pensées, il s’adressa à elle dans un anglais approximatif :

- Pas peur. Le Maître arriver bientôt. Faire pas mal à toi avant.

Il lui empoigna la mâchoire et lui assena un coup de poing.

- Pour ça, dire que toi tomber.

Elle aurait nettement préféré que cette brute d’officier s’occupe de son sort. Car elle savait qu’il serait de toutes façons toujours plus enviable que celui que pouvait lui réserver le dictateur. Elle cracha une giclée de sang avant de s’adresser à lui :

- Mes hommes ?

L’officier haussa les épaules.

- La guerre. Pas beaucoup choix.

Jena tourna la tête et se retint de pleurer en pensant à Jonas. Elle l’avait trahi. Ni plus, ni moins. Lui et tous les Frères de la Délivrance qui l’avaient suivi sans état d’âmes jusqu’au bout de son obsession. Au lieu de les mener à la victoire, elle les avait mené à une mort certaine. Elle méritait ce qui allait lui arriver. Quoi que ce fut.

 

Chris Ludan était perdu. Il avait l’impression de sortir du coma ou quelque chose d’approchant. Il se souvenait de la bataille aérienne, de Lisa s’échappant du Sweeping avec le jet-pack, mais après…

Il chercha son avion du regard. S’il s’était écrasé, comme ce devait être le cas,  il devrait rester au moins une épave, des fragments, quelque chose. Pourtant il n’y avait aucune trace du chasseur. Le sol était vierge de tout impact. Comme s’il s’était totalement désintégré.

Et comme si cela ne suffisait pas pour le perturber, lui-même n’avait aucune blessure. Il avait dû tomber dans la quatrième dimension.

Il secoua la tête pour chasser cette élucubration. Ce n’était pas le moment de divaguer. Il leva les yeux. Le ciel était d’une étrange teinte, baignant tout le paysage dans un curieux contraste de jour et de nuit. Comme si la nature n’arrivait pas à se décider. Chris avait l’impression surréaliste d’avancer dans une peinture. « J’espère que c’est une toile de maître ! »

D’être tombé sur la terre ferme était inconcevable. D’après ce qu’il se rappelait, ils étaient encore très loin du continent au moment où ils avaient engagé la bataille. Avait-il pu dériver à ce point ? Dans ce cas, où était –il ? Sur une île perdue ? En Angleterre ? En France ? Les deux pays étaient aux mains des italiens du Troisième Règne ce qui impliquait qu’il ne serait pas le bienvenu s’il avait bien atterri en Europe.

Il poussa un soupir de soulagement en découvrant un pistolet glissé dans sa ceinture. Puis il eut l’idée de jeter un coup d’œil à sa montre-boussole.

Le cadran était intact, mais elle ne marchait plus. C’était pourtant un modèle dernier cri si l’on en juger par l’électronique dont elle était saturée jusqu’au bracelet. Elle était capable de déterminer l’heure, la température, le taux d’humidité, la qualité de l’air et bien d’autres choses encore. Mais soit le coin avait souffert d’intenses décharges magnétiques, soit il était sur une autre planète. Car tous les détecteurs affichaient NEANT.

Il ne se sentit plus de joie lorsqu’il repéra enfin une espèce de baraque aussi paumée que lui. Il s’approcha néanmoins à pas de loups, ne sachant sur qui il pouvait tomber. Il s’empara de son arme. Il n’y avait pas de fenêtre, juste une porte. Pas de sonnette. Pas de poignée. Un simple panneau de ce qui semblait être du bois avec d’étranges reflets irisés. Chris le poussa doucement d’une main et pénétra à l’intérieur.

 

De l’eau glacée !

Jena sortit de sa torpeur, le visage dégoulinant. L’officier se tenait devant elle, un seau à la main, un sourire aux lèvres.

- Pas dormir. Le Maître ici.

Décidément, elle aurait préféré mourir. Mais elle était maudite et le martyr était apparemment devenu sa nouvelle vocation. « Qu’il en soit ainsi. »

Une main lui saisit à nouveau la mâchoire, mais ce n’était pas celle de l’officier. Son regard plongea dans le regard de Ralf Del Itoh.

Elle était face à son pire ennemi, face au bourreau de l’Humanité. Et elle était pieds et poings liés. Son destin était d’une cruelle ironie.

- Alors c’est toi la Panthère de Dieu, la Vierge de Fer. L’es-tu seulement encore, vierge ?

L’officier acquiesça.

Del Itoh sourit.

- Je crains que tes vœux de chasteté ne trouvent en moi aucun écho de compassion. Tu t’es abstenue pour rien.

Jena entendit l’officier éclater de rire. Del Itoh avait dû faire une remarque spirituelle, mais comme elle ne comprenait pas un mot d’italien.

Le dictateur, lui, gardait un sérieux inquiétant.

- Vos efforts à tous ont été honorables, mais un peu trop tardifs. Tes alliés américains ont eux aussi essayé de m’arrêter. Très audacieux de leur part. Mais on ne gagne pas une guerre comme celle-ci avec de l’audace.

Il leva le poing et la voix :

- Il faut de la rage au cœur !

Il sourit. Jena se dit que ce n’était pas de bon augure pour elle.

- Je n’ai jamais crû en ta mort présumée. Mais puisque tu tiens tant à mourir, ton Maître va t’exaucer. C’est devenu sa spécialité.

Il se recula.

- Qu’on la détache et qu’on l’emmène sur la place.

L’officier s’exécuta.

Sous bonne escorte, Del Itoh conduisit la jeune femme sur la place dite, au centre de laquelle se dressait la statue d’un cavalier. Ou plutôt d’une cavalière.

- Tu sais qui c’est ?

C’était Jeanne d’Arc, immortalisée pour ses exploits. Une farouche combattante, une femme à la foi inébranlable. Comme Jena.

La jeune femme était hypnotisée par la sculpture. Sa vie trouvait un sens nouveau à la vue et au souvenir de cette guerrière et de ce qu’elle avait enduré.

« Nous nous ressemblons tellement.  Mais contrairement à elle, j’ai échoué. Si près du but. »

- Attachez-là à la statue, ordonna Del Itoh.

Deux hommes s’emparèrent de la jeune femme et la ligotèrent au piédestal.

Des fusils furent dressés, en nombre suffisant pour lui garantir une mort rapide. Sauf s’ils étaient très mauvais tireurs. Jena ne savait si elle devait rire ou pleurer. Dans le doute, elle ne fit rien. Il y a longtemps que les choses lui avaient échappé. Elle n’avait été maîtresse de rien. Elle n’avait été qu’un jouet, un instrument aux mains d’un esprit malin. Que cette mascarade se termine enfin ne pouvait que lui procurer un certain réconfort.

L’officier leva une main.

- En joue.

Les soldats obtempérèrent.

- Non !

Ralf Del Itoh dévisagea Jena et la statue avant de se diriger vers un soldat en particulier.

- Puisqu’elles se ressemblent tant, qu’elles meurent toutes les deux de la même façon.

Le soldat s’avança et pointa la gueule de son lance-flammes vers la jeune femme. Alors elle comprit toute la portée de ses cauchemars.

L’officier baissa le bras.

- Feu !

 

- Tu n’es qu’un ignoble monstre sadique !

Le Grand Programmateur se leva pour éviter un drame.

L’autre se fit un plaisir de jeter de l’huile sur le feu.

- Tu comprends ce que je voulais dire en parlant d’ironie ?

- Il vaut mieux que je sorte sinon je suis capable de…

- De me tuer ? acheva le Sombre Adversaire. Tu sais bien que c’est impossible. Pas à mains nues en tout cas. Et tu sais comme moi qu’il n’y a plus d’armes ici.

Le Grand Programmateur lui jeta un regard noir.

- A qui la faute ? Tu as tiré la dernière balle, provoquant l’extinction d’une espèce qui avait obtenu mille fois plus ma faveur que cette déplorable race humaine avec qui j’ai dû composer pendant tout ce temps. Cela n’a jamais été mon choix. Et pourtant, tu dois le reconnaître, je me suis bien battu.

- J’en conviens tout à fait. Mais nous avons toujours été à armes égales. A toi d’en convenir.

- Impossible. Ce jeu est conçu pour un esprit que je n’ai pas. Je suis trop innocent.

Le Sombre Adversaire s’esclaffa.

- Si ça ce n’est pas de l’ironie !

Il sursauta.

- J’ai entendu un bruit.

Le Grand Programmateur ne cacha pas son dédain.

- Merci, mais tu m’as déjà fait le coup. Tu n’as plus besoin d’employer de telles bassesses pour l’emporter. Tu as gagné au cas où tu ne l’aurais pas remarqué. Et je n’ai pas l’intention de rejouer si tu veux tout savoir.

Le Sombre Adversaire se leva.

- Quoi ? Mais tu plaisantes, nous devons absolument poursuivre le jeu ! Ce n’est pas ma première victoire et ça ne doit pas être ma dernière ! Tu sais très bien que nous ne sommes plus rien sans ce jeu !

- Parle pour toi.

Le Sombre Adversaire se rassit.

- Te souviens-tu de ce que tu faisais avant le jeu ?

Son interlocuteur le regarda sans mot dire. Il connaissait ses arguments par cœur.

- Non, évidemment, reprit le Sombre Adversaire, tout comme moi. Cela fait si longtemps que nous jouons que nous ne nous souvenons de rien d’autre.

Le Grand Programmateur se dirigea vers le rideau.

- Je vais sortir d’ici. J’en ai soupé de tout ceci. Ce jeu, cette pièce. Toi…

Le Sombre Adversaire fut soudain pris de panique. Il se dressa et balbutia :

- On pourrait échanger nos places! C’est très simple et ça ne coûte rien d’essayer !

Le Grand Programmateur haussa les épaules en reniflant bruyamment. Il écarta le rideau et se recula brusquement comme s’il venait de voir un fantôme.

Une arme était braquée sur lui. Chris Ludan s’avança dans la pièce.

- Que personne ne bouge !

Le Sombre Adversaire dévisagea l’arrivant. Il glissa une main dans sa poche.

- Comment est-ce possible ? Il ne devrait pas être ici ! Comment est-il arrivé ?

Le Grand Programmateur semblait ému de se retrouver face à son champion. Il le scrutait à la manière d’un père qui rencontrerait son fils pour la première fois. Il n’en perdit pas pour autant son brillant esprit d’analyse.

- On dirait bien qu’à force de les utiliser, certains d’entre eux ont fini par acquérir plus de pouvoir que nous ne l’imaginions. Il faut croire que nous ne connaissons pas encore toutes les règles du jeu.

La patience de Chris se fit la belle. Il devint menaçant.

- Arrêtez ces messes basses ! De quoi parlez-vous ? Qui êtes-vous ? Vous êtes anglais, américains ?

Le Grand Programmateur lui adressa un regard magnanime.

- Je pense qu’au point où en sont les choses, rien ne nous interdit de te le dire. Surtout si ça peut mettre fin une bonne fois pour toutes à ce jeu stupide.

Le Sombre Adversaire se leva.

- Ne lui dis pas ! Ne lui dis rien !

- Toujours ta peur obsessionnelle du néant ?

Le Sombre Adversaire jeta un regard méprisant à Chris.

- Pourquoi devrions-nous nous soumettre ? Ce n’est qu’un pion. Son arme ne fonctionne certainement pas ici !

Chris rendit son regard au Sombre Adversaire avant de braquer son pistolet vers une armoire. Il pressa la détente. Une détonation retentit et la porte de l’armoire s’ouvrit.

- Apparemment, elle fonctionne.

Il plaça le Sombre Adversaire dans sa ligne de mire.

- Mais je peux faire un nouvel essai pour vous convaincre.

Le Sombre Adversaire s’assit en essayant de se faire tout petit.

- C’est inconcevable ! Ca ne peut-être qu’une anomalie !

Le Grand Programmateur continuait d’observer Chris avec un mélange de stupeur et de fascination.

- Peut-être que le jeu lui-même a développé une forme de conscience. Et qu’elle commence à se manifester…

Chris le menaça de son arme.

- Sois plus clair ou tu n’auras plus le loisir de cogiter.

Du menton, le Grand Programmateur désigna le plateau du jeu.

- Tout est là. Tout est dans le jeu. Tout ce qui a existé, tout ce qui est arrivé, tout ce que tu as connu est son œuvre. Nous ne sommes là que pour entretenir la mécanique si je puis m’exprimer ainsi. Même si nous avons le plus grand mal à nous en rappeler, il est très raisonnable de penser que le jeu était là bien avant nous.

Chris dévisagea les deux joueurs.

- Amnésiques ?

Le Sombre Adversaire produisit un sourire plein de malice.

- Immortels.

Chris ignora ce qu’il prit pour un sarcasme et s’approcha de la table. Il détailla le plateau.

- Je ne comprends rien à ce que vous me racontez et je ne vois pas grand-chose là dedans.

- C’est naturel, reprit le Grand Programmateur. C’est la première fois que tu le vois. Si tu avais la même expérience du jeu que nous, tu verrais de l’eau, des continents, des forêts, des villes, des hommes, des femmes, des soldats, la guerre, le Troisième Empire régnant sur toute la sur…

- Ferme-là ! rugit le Sombre Adversaire.

Chris le frappa de la crosse de son arme.

- Non, toi, ferme-la !

Il examina tour à tour le jeu et le Grand Programmateur.

- Tu es en train de me dire que ce que vous appelez le jeu est une représentation du monde que vous supervisez comme bon vous semble ? Vous me croyez assez bête pour avaler ça ?

Le Sombre Adversaire prit quelque chose sur le bord de la table.

Chris pointa son arme sur lui, mais se détendit lorsque l’autre ouvrit son poing. A l’intérieur, il y avait une figurine humaine. Chris la prit et la regarda parce que c’était ce qu’on attendait de lui. Le niveau de détails était impressionnant.

Le personnage lui semblait terriblement familier. Au point qu’il en ressentait un douloureux malaise.

- C’est toi, dit le Grand Programmateur.

- Tu ne fais plus partie du jeu à l’heure actuelle. Tu es mort.

- Mort ? Je n’ai rien d’un mort, sauf si vous l’êtes aussi.

Le Sombre Adversaire décida de changer son fusil d’épaule. C’était peut-être aussi bien que cet intrus soit là. Il allait peut-être enfin pouvoir partager ce poids, cette responsabilité qu’il détenait seul depuis si longtemps ; le partager avec quelqu’un de tout à fait… extérieur. Cela mettrait un peu de piment dans son existence.

- Quand tu auras compris tout le fonctionnement du jeu, tu sauras que le mot « mort » n’est en fait  qu’une façon de dire qu’un pion n’est plus valide jusqu’à ce qu’il soit de nouveau remis en jeu. Chaque pion est réutilisable. Ce qui laisse un certain nombre de possibilités. Il n’y a pour ainsi dire pas de limite. Pas de fin.

Chris avait trop peur de comprendre. Il se raccrocha à sa perception prosaïque du monde.

- Qu’est-ce que cela veut dire ?

Le Grand Programmateur désigna du menton l’armoire ouverte précédemment.

Chris redonna la figurine au Sombre Adversaire et s’approcha du meuble.

 A l’intérieur il y avait d’innombrables boîtes dont le couvercle était recouvert d’inscriptions indéchiffrables. En tout cas pour lui.

A l’intérieur de chaque boîte, il y avait d’innombrables figurines. Comme celle qu’il avait tenu dans sa main. Il fut pris d’un vertige. Il lâcha son arme et se laissa tomber sur le sol.

- Ce n’est possible, ça ne peut pas être ça ! La vie ne peut pas se résumer à ça !

Le Sombre Adversaire se tourna vers son éternel rival :

- Je crois qu’il a besoin d’une preuve.

Le Grand Programmateur opina du chef.

- Où voudrais-tu être si tu pouvais retourner sur Terre ?

Chris les dévisagea, espérant qu’ils allaient éclater de rire et lui dire ensuite qu’ils s’étaient bien foutus de lui. Mais ils affichaient un sérieux qui le glaça jusqu’aux os.

- Je voudrais être aux côtés de Lisa, Lisa Derdefyll. Je veux savoir ce qu’il lui est arrivé.

Le Sombre Adversaire observa la figurine représentant Chris.

- Rien de plus simple.

Puis il la plaça dans le jeu.

Chris disparut de la pièce et…

 

… se retrouva dans l’eau, manquant se noyer, lui qui était pourtant un nageur émérite. Autour de lui flottaient d’innombrables fragments d’avions. Cette vision fut l’ultime preuve de la folle théorie qu’avançaient les deux énigmatiques joueurs. Il reconnut les restes de  plusieurs Sweeping et ceux d’un Stormaker. Et c’est à ce moment qu’il comprit le sort de Lisa. S’il était bien à l’endroit voulu, cela ne pouvait signifier qu’une seule chose : la jeune femme avait péri durant la bataille.

Une tristesse terrible le submergea. Ses yeux se fermèrent comme pour censurer le drame. Il leva la tête vers le ciel et sa bouche s’ouvrit pour expulser toute sa rage :

- Pas elle !

 

Lorsqu’il rouvrit les yeux la seconde d’après, il était de nouveau dans la pièce en compagnie des deux joueurs. Il s’écroula derechef contre l’armoire et ne put refouler l’émotion d’une telle découverte :

- Nous ne sommes donc que des figurines entre vos mains, des pions sans aucune volonté!

Les deux adversaires se dévisagèrent. Ils avaient le sentiment d’avoir impunément péché toute leur vie et d’être enfin démasqués et jugés. Auparavant, il ne leur avait jamais semblé utile de ressentir la moindre culpabilité. Personne n’était jamais venu leur reprocher quoi que ce soit. Ils étaient même plutôt fiers de leurs prestations. Et voilà qu’un imprévu venait tout remettre en question.

- Vous n’avez donc jamais expérimenté la vie autrement que par ce jeu ?

Le Grand Programmateur inspira longuement avant de répondre.

- Comme nous le disions tout à l’heure, nous ne nous souvenons de rien à part du jeu. Si nous avons fait et vécu autre chose avant, et bien, nous l’avons oublié. Et c’est sûrement mieux ainsi.

Chris se releva, les yeux baignés de larmes, les dents serrés par la haine :

- Vous ne valez pas mieux que ce salopard de Del Itoh !

Il renversa une boîte au sol, éparpillant des dizaines de figurines.

Le Sombre Adversaire s’avança vers lui. Le pistolet de Chris revint le menacer.

- Ne bouge pas, ordure ! Le jeu est terminé ! Vous allez tous les deux pointer au chômage !

Il renversa le contenu d’autres boîtes. Ses semelles écrasèrent plusieurs figurines.

Le Sombre Adversaire empoigna son partenaire de jeu :

- On ne peut pas le laisser faire ! Il va tuer des tas d’innocents !

Le Grand Programmateur regardait la scène avec un sourire discret, mais perceptible.

- Que crois-tu que nous avons fait jusque-là ?

Chris était comme dans un état de second. Il pensait à l’histoire avec un grand H ainsi qu’à toutes les autres, moindres en apparence. Il pensait à sa propre histoire. Il ne savait pas s’il devait rire, pleurer ou hurler. Tout ce qu’il était capable de faire pour le moment était de saccager cette maudite armoire. C’était un exutoire comme un autre. Vivre libre ou mourir !

Le Sombre Adversaire se rapprocha doucement de lui :

- Arrête, tu es en train de tuer des gens !

- Non, je les délivre. Je les délivre tous de leur état de marionnettes, de leur condition d’esclaves !

- Ce ne sont pas des marionnettes. Tu n’es pas une marionnette. Tu as toujours conservé un libre-arbitre sur lequel nous étions incapables d’influer.

Chris s’immobilisa et se tourna vers le Sombre Adversaire.

- Ah, oui ! Dis-moi quand, alors ? Quand j’ai envoyé mes hommes se faire massacrer en plein ciel ou quand j’ai laissé Lisa quitter le chasseur pour…

- Elle serait restée avec toi, elle serait morte quand même.

Chris lui décocha un coup de poing.

- Elle m’aurait alors peut-être rejoint ici, alors !

Le Grand Programmateur pointa un index en direction de la table :

- Vous pouvez à nouveau être ensemble. C’est encore possible. Il suffit que l’on modifie le jeu. Nous faisons cela tout le temps. Il n’y a ni passé, ni futur, rien qu’un éternel présent que l’on reconfigure selon nos besoins respectifs.  Moi je suis de ton côté. Je l’ai toujours été.

Le Sombre Adversaire essuya le sang qui coulait de son menton.

- Regardez-moi ce pleutre. Et si tu lui disais plutôt qui est vraiment Lisa. Si tu lui disais qui elle était avant d’être cette vaillante résistante! Si tu lui disais pourquoi elle n’a pas pu tirer sur Del Itoh quand elle en a eu l’occa…

- La ferme ! cria le Grand Programmateur.

Chris orienta son arme vers lui.

- Non, toi, ferme-la.

Il s’adressa au Sombre Adversaire.

- Qu’est-ce que tu vas m’annoncer ? Que c’était une femme dépravée ? Un tueur sadique ? Peut-être Jack l’éventreur ?

Le Sombre Adversaire sourit.

- Tellement pire que tout cela réuni.

D’un regard dépourvu de pitié, Chris l’invita à être plus précis.

- Elle était la mère de Del Itoh. Et toi-même, tu as essayé de la tuer, elle et le père du futur Maître. Ayant échoué, tu t’es suicidé. Une balle dans la tête. Tu n’as jamais vraiment su d’où venaient ces terribles migraines dont tu as souffert toute ta vie, n’est-ce pas ?

Chris se caressa la tempe, en proie à un formidable sentiment d’impuissance face à la perspective qui lui était progressivement dévoilée. Ce qu’il avait considéré comme la réalité n’avait été en fait que la partie émergée de l’iceberg.

Et puis la colère dénatura ses traits :

- Espèces de …

Le Sombre Adversaire se jeta sur lui pour s’emparer du pistolet. Une première balle siffla au-dessus de la tête du Grand Programmateur, une seconde troua le rideau. Ses yeux s’écarquillèrent quand il vit le canon de l’arme se diriger dangereusement vers la table. Il se jeta sur le côté et poussa un cri lorsque la balle s’enfonça dans sa poitrine. Il bascula en arrière.

Chris fixa le corps avec hébétude.

- Je l’ai tué ?

Le Sombre Adversaire profita de sa consternation pour lui arracher le pistolet des mains. Il  s’agenouilla auprès du corps.

- Ce n’est qu’une question de temps.

Il rangea le pistolet dans une poche. L’évènement eut le don d’instaurer une trêve dans les esprits. Chris rejoignit le Sombre Adversaire. Il se pencha vers le Grand Programmateur. En découvrant sa blessure et son expression douloureuse, il éprouva une grande pitié. Et il prit conscience que si cet homme mourrait, ce serait aussi une partie de lui qui disparaîtrait. A ce titre, il partageait une émotion commune avec le Sombre Adversaire. Ce dernier devait aussi beaucoup de son existence à son interaction avec le Grand Programmateur. Pour lui, ce n’était pas seulement un très bon adversaire qui allait partir. C’était tellement plus que cela.

Chris sentit un nouveau vertige le prendre. Il pria pour se réveiller de ce cauchemar tout en apposant ses mains jointes sur la poitrine exsangue.

- Il faut faire quelque chose. Vous avez une trousse de secours ?

Le Sombre Adversaire baissa la tête.

-  Il n’y a rien pour soigner, ici. Je vous l’ai dit, nous sommes immortels. Enfin, nous pensions l’être jusqu’à votre arrivée.

Tous deux acceptaient mal leur impuissance. Le Sombre Adversaire prit la main du Grand Programmateur. Il se devait de l’accompagner jusqu’au bout. Histoire peut-être de prouver et de se prouver qu’il était un joueur fair-play contrairement aux apparences.

Le Grand Programmateur ouvrit la bouche. Les deux autres se figèrent, attentifs à ses dernières paroles. Mais il n’y eut qu’un hoquet suivi d’une giclée de sang. Chris abaissa ses paupières. Le Sombre Adversaire fixa le mort, le souffle coupé. Cette image défiait la raison. Ils avaient toujours été deux. Qu’allait-il devenir sans lui ?

Il se leva et regagna lentement sa place. Il observa le jeu qui lui apparaissait sous un nouveau jour.

Chris s’approcha de la table. Malgré les explications qu’il avait reçues par les deux joueurs, le jeu était encore une énigme pour lui. Il le contemplait sans comprendre comment il était possible de maîtriser tant de paramètres. « Jouer à Dieu n’est sans doute pas à la portée de tout le monde. » L’esprit des deux joueurs devait faire partie intégrante du jeu. C’est sans doute pour cette raison qu’il n’en distinguait que la superstructure.

Le Sombre Adversaire observait maintenant le corps inanimé du Grand Programmateur. « Ce vieux fou a finalement réussi à quitter le jeu. Lui qui voulait en être délivré, le voilà servi. Mais quel égoïste ! » Son attention se porta alors sur Chris, aussi songeur que lui. Et son visage s’éclaira.

- On dirait bien que même à notre niveau, nous n’échappons pas au destin. Et il vient de parler.

Il désigna la chaise vide du menton :

- J’ai besoin d’un partenaire.

Chris se recula, horrifié.

- Même si je le voulais,  je ne pourrai pas le remplacer. Je suis issu du jeu.

Il scruta le Sombre Adversaire. Ses sourcils se froncèrent.

- A moins que vous ne m’ayez bluffé depuis le début.

Sa méfiance fit sourire son interlocuteur.

- Aucunement. Tu es bien issu du jeu. Mais ce n’est en rien un obstacle.

Le Sombre Adversaire glissa une main dans une poche et la tendit vers Chris.

Ce dernier manqua défaillir en voyant les deux figurines qu’il lui présentait.

Il les prit dans sa main et les examina pour s’assurer de leur réalité.

L’une d’elle représentait indéniablement le Sombre Adversaire. Quant à l’autre, bien que brisée en deux, il était évident qu’elle était la réplique miniature de feu le Grand Programmateur.

- Il ne l’a jamais su. J’ai préféré le lui cacher, révéla le Sombre Adversaire. Ca valait mieux pour lui. Et aussi pour moi. Tu n’es pas le premier à être parvenu jusqu’ici. Ces figurines ont toujours été là pour me le rappeler. Au fur et à mesure que j’ai compris les subtilités du  jeu, j’ai aussi compris que notre place était ici désormais et qu’il était plus sage d’oublier que nous avions pu être autre chose que ces deux joueurs assidus que nous incarnons depuis des temps immémoriaux. J’ai préféré l’oubli à la folie. Je crois que c’est pour ça que je les ai conservées  dans ma poche pendant tout ce temps à son insu. Pour garder à l’esprit que nous avions trouvé le meilleur rôle de notre vie.

Chris était captivé par le récit. Il en oubliait ses craintes et sa colère.

- Vous n’avez jamais voulu partir ?

- Si, plus d’une fois. Surtout lui. C’est même ce qu’il s’apprêtait à faire lorsque tu es arrivé. Mais à chaque fois que j’évoquais l’idée qu’à l’extérieur c’était le néant et qu’il ne trouverait rien, il changeait brusquement d’avis. Il s’est bien éclipsé quelques fois, mais désespéré, il a toujours fini par revenir au bercail. S’il y a quelque chose en dehors de cette maison, ce n’est certainement pas à côté. Mieux vaut passer le temps à jouer qu’à chercher un hypothétique éden. Nous ne sommes pas si mal lotis. En tout cas, c’est loin d’être l’enfer.

Chris secoua la tête.

- Et si je ne veux pas rester ici. Et si je préférais retourner dans le jeu ?

Le Sombre Adversaire produisit une suite de clappements de langue.

- En sachant tout ce que tu sais, tu serais vraiment prêt à y retourner ? Cela m’étonnerait fort. Je te vois mal remettre les chaînes que tu viens juste de briser.

- Tu me crois assez fou pour infliger à d’autres le traitement que j’ai moi-même subi ?

- Bien au contraire. Je te crois assez intelligent pour le leur éviter. En restant ici, à mes côtés, tu as le pouvoir de changer le monde d’une manière que tu n’aurais jamais osé imaginer. Tu veux renverser Del Itoh ? Qu’à cela ne tienne ! Jouons une partie et que le meilleur gagne ! Tu aimes Lisa, tu veux la protéger ? Nous pouvons la remettre en jeu et tu deviendras alors le meilleur ange gardien qu’elle puisse avoir !

Chris pointa un doigt accusateur sur le jeu.

- Je n’ai pas besoin de m’abaisser à cela. Il me suffit de briser la figurine de Del Itoh et le Troisième Empire n’aura jamais existé.

Le Sombre Adversaire lui adressa un regard presque compatissant.

- S’il est une chose indissociable de l’être humain, c’est bien la souffrance. Mais c’est un mal que j’ai eu tout le loisir de juger comme nécessaire. Sans l’épreuve pour le transcender, l’homme n’a guère de chance de se fortifier, d’évoluer. C’est une condition siné qua non.

Chris le fusilla du regard.

- J’ai déjà donné ma réponse. Tu vas immédiatement replacer ma figurine dans le jeu. Ainsi que celle de Lisa.

Le Sombre Adversaire pointa le pistolet sur lui.

- Tu vas immédiatement t’asseoir sur cette chaise.

Chris obéit. Il se baissa un instant avant de se redresser et de dévisager son rival avec une déconcertante assurance.

- Tu crois peut-être que je n’ai aucun moyen de pression sur toi ?

Du menton, il indiqua le sol.

Le Sombre Adversaire aperçut avec horreur sa figurine dépassant sous la botte de Chris.

- Mais qu’est-ce que tu…

Chris profita de son trouble pour lui tordre le poignet et récupérer son arme.

- Je n’ai peut-être pas encore tout assimilé, mais il me semble que si j’appuie suffisamment là-dessus, tu risques d’en pâtir sérieusement. Qu’en dis-tu ?

Le visage du Sombre Adversaire devint rouge.

- Le jeu nécessite deux joueurs, sinon il ne fonctionne pas ! Et s’il ne fonctionne pas…

- Alors l’Humanité sera enfin délivré du joug de pseudo dieux ! Il ne t’est jamais venu à l’idée que le jeu avait peut-être une autre fonction que celle que vous lui avez attribuée et que vous l’avez tout simplement dénaturé, perverti ?

Le Sombre Adversaire sentit qu’il perdait le contrôle de la situation. Un comble pour quelqu’un habitué à manipuler les esprits. Et cela ne l’enchantait pas.

Comme il ne répondait pas, Chris ajouta :

- Tu auras bientôt tout le temps d’y réfléchir.

Le Sombre Adversaire balança l’une de ses dernières cartouches :

- Tout à l’heure, tu as eu de la chance. Si tu retournes dans le jeu, tu ne pourras peut-être plus jamais revenir ici.

Chris étala un sourire.

- Que Dieu m’en préserve. Maintenant tu vas faire en sorte de me ramener où est ma place. Et ne t’avise surtout pas de me jouer un sale tour. Que ce soit ici ou ailleurs, je te garde en otage, dit-il en arborant la figurine du Sombre Adversaire. Tu as intérêt à ne pas me mettre de bâtons dans les roues. Ce sera moi contre Del Itoh. Aucune intervention de ta part. Au moindre faux pas, je te brise.

Dépité, le Sombre Adversaire n’en demeurait pas moins sur ses positions.

- Vous n’avez pas appris à ne penser que par vous-même. Toi comme les autres, vous ne pourrez pas vous passer très longtemps de notre action.

Chris sourit derechef.

- Quelque chose me dit qu’on saura très bien s’en passer.

Tout en le mettant en joue, il inspecta les figurines du Grand Programmateur récemment retirées du jeu. Lorsqu’il reconnut celle de Lisa, son sourire s’éploya sur tout son visage.

 

 

 

TROISIEME PARTIE

 

 

 

Chris disparut de la pièce et se retrouva dans l’eau, manquant se noyer, lui qui était pourtant un nageur émérite. Autour de lui flottaient d’innombrables fragments d’avions. Cette vision fut l’ultime preuve de la folle théorie qu’avançaient les deux énigmatiques joueurs. Il reconnut les restes de  plusieurs Sweeping et ceux d’un Stormaker. Et c’est à ce moment qu’il comprit le sort de Lisa. S’il était bien à l’endroit voulu, cela ne pouvait signifier qu’une seule chose : la jeune femme avait péri durant la bataille.

Une tristesse terrible le submergea. Ses yeux se fermèrent comme pour censurer le drame. Il leva la tête vers le ciel et sa bouche s’ouvrit pour expulser toute sa rage :

- Pas elle !

 

Chris Ludan ouvrit les yeux. Le réveil fut douloureux. D’un point de vue physique seulement. Car lorsqu’il découvrit qu’il était aux commandes d’un Sweeping avec Lisa Derdefyll comme co-pilote, la joie qui s’empara de lui fut d’une toute autre nature.

- Bien dormi, mon chou ?

Les mots étaient superflus. Car il se souvenait de tout. Depuis sa chute en avion jusqu’à son affrontement avec le Sombre Adversaire en passant par la mort du Grand Programmateur. Mais pour l’heure, c’était de retrouver Lisa vivante, indemne, inchangée qui lui procurait la plus vive effusion. Il la serra dans ses bras, ému jusqu’aux larmes. Déconcertée, elle voulut d’emblée le railler « eh, Dom Juan, tu vas nous faire crasher ! » Mais elle avait elle-même si souvent désiré un tel rapprochement qu’elle se tut et goûta pleinement la chaleur de cet enlacement inespéré.

Au bout d’une minute, Chris se fit violence pour s’arracher à cette merveilleuse étreinte. Il reprit sa place et tenta de remettre un peu d’ordre dans ses idées. Il plongea une main dans sa poche et sourit en ouvrant son poing. La figurine du Sombre Adversaire était toujours en sa possession.

Lisa s’éclaircit la gorge.

- Qu’est-ce que c’est ?

Chris se tourna vers elle. A la lueur de ses plus récentes expériences, la présence de Lisa à ses côtés signifiait tellement de choses. Il se rappela ce que le Sombre Adversaire avait dit en évoquant la vie antérieure de la jeune femme :

 

« Elle était la mère de Del Itoh. Et toi-même, tu as essayé de la tuer, elle et le père du futur Maître. Ayant échoué, tu t’es suicidé. Une balle dans la tête. Tu n’as jamais vraiment su d’où venaient ces terribles migraines dont tu as souffert toute ta vie, n’est-ce pas ? »

 

Lisa et lui s’étaient déjà rencontrés sous de regrettables auspices. Peut-être même plus de fois que ne l’avaient laissé supposer les révélations du Sombre Adversaire. De vie en vie leurs rapports avaient incroyablement évolué. D’ennemis farouches ils étaient devenus amis. Amants ? Il était encore trop tôt pour le dire. Il fallait pour cela que la guerre leur laisse un peu plus de place, un  peu plus d’espoir. Mais Chris comptait bien sur cette nouvelle chance pour leur ouvrir de nouvelles perspectives.

- Chris ? Tu vas bien ?

Chris avait à peine entendu la question de Lisa.

- Oui, on ne peut mieux.

- Qu’est-ce que c’est ? répéta-t-elle.

Chris fit jouer la figurine entre ses doigts.

- Une garantie.

- Quelle garantie ?

Chris savoura sa future réponse dans un soupir.

- La garantie d’être libres.

Un profond sentiment de malaise sabota son euphorie. Il se rappela les figurines, les deux joueurs, maîtres du destin et bien sûr le jeu lui-même, cette représentation du monde qui avait de quoi ébranlé l’esprit le plus solide. C’était tellement surréaliste et en même temps d’une logique si prévisible.

En concevant tous ces jeux de société, ces jeux vidéo si élaborés, l’homme n’avait fait que reproduire à une autre échelle la réalité qui préexistait depuis une éternité. Le monde n’était qu’un microcosme, le morceau d’un puzzle fabriqué au format de l’univers.

Chris eut un vertige, une envie de vomir. De vomir tout ce qu’il savait. Tout ce qu’il savait, il l’avait intégré si facilement. Il avait dû vivre un paquet de fois cette pathétique pantomime qu’il appelait jusque-là la vie. Inconsciemment, il avait dû être préparé à digérer sans trop broncher une pareille somme de révélations sur la nature des choses. Mais cette pensée, loin de le rassurer, avait le don de le plonger dans un état d’extrême confusion.

Il suffisait d’ailleurs qu’il pense à quelque chose, anodin ou pas, pour se rendre compte à quel point sa perception du monde était irrémédiablement changée. Pour le meilleur et pour le pire.

Il comprit qu’il était vital pour lui de trouver un compromis avec son expérience. Ne pas oublier – de toutes façons le pouvait-il ? – mais considérer les faits avec un maximum de recul, de légèreté. Dans la mesure du possible.

L’humour et la dérision. Voilà quelles seraient ses prochaines armes pour vaincre. Vaincre un ennemi peut-être plus impitoyable que la guerre, que Del Itoh lui-même : la folie !

Maintenant qu’il était revenu du purgatoire, sa connaissance était un mal qui le rongeait et dont il devait rapidement trouver l’antidote.

 

«  Monsieur, vous souffrez d’une exposition prolongée à la vérité. Je vous recommande un grand bol d’amnésie, matin, midi et soir ainsi qu’un bain quotidien dans l’auto-dérision. »

 

Oui, songea-t-il, l’ironie va peut-être pouvoir me sauver.

Il se sentait comme un personnage de cartoon qui aurait eu accès aux coulisses du film et qui de retour sur le plateau serait condamné à faire semblant de ne rien avoir vu afin d’apprécier l’histoire, son propre rôle et celui des autres.

Mais si la vie était une mise en scène et la mort un simulacre, pourquoi ne pas s’en amuser ?

Pourquoi ne pas jouer comme un enfant ?

Il connaissait les règles, autant en profiter. Il avait une revanche à prendre sur pas mal de choses. Et enfin les moyens de ses ambitions.

Il serra la main de Lisa.

- Cette fois, on va l’avoir !

Ses sentiments pour elle eurent un effet curateur sur sa santé mentale plutôt claudicante.

Jusqu’à ce qu’il doute de leur authenticité. L’aimait-il vraiment ou l’aimait-il parce que le jeu l’avait nécessité ?

A quoi bon me torturer, se dit-il. De toutes façons, on aime rarement pour de bonnes raisons.

Sa lucidité récemment acquise le terrifiait comme une arme dernier cri dont on ne mesure qu’avec crainte tout le potentiel. S’il ne devenait pas fou, qu’allait-il bien pouvoir devenir ?

La voix précipitée de Lisa l’arracha à ses réflexions :

- Voila son avion !

Le Sombre Adversaire observait l’action se dérouler sous ses yeux.

Avec un goût amer dans la bouche.

Ne pas y prendre part relevait pour lui de la science-fiction. Il caressa l’idée d’ajouter une petite touche personnelle, discrète, mais conséquente. Ludan n’était sûrement pas assez intelligent pour faire la distinction entre ses agissements et ceux de ses congénères. Après tout, Ludan n’était qu’un être humain

Il avança une main vers le plateau. Mais se ravisa au dernier moment. Non, Ludan n’était pas qu’un simple être humain. En croyant cela, il se mentait délibérément. Ludan savait trop de choses. Sa conscience était devenue trop puissante. Sans doute était-ce pour cela qu’il n’avait pas pu lui effacer la mémoire. Son esprit s’était affranchi de bien des codes.

Le Sombre Adversaire scruta la figurine du Capitaine. « Moi aussi je peux te briser ! »

Il allait s’exécuter lorsqu’il se rappela un détail d’importance. Ludan détenait sa figurine. Il risquait très gros. En brisant la figurine de Ludan, il briserait probablement la sienne aussi. Il était bel et bien piégé.

Il se tourna vers le corps du Grand Programmateur, plus ému qu’il ne l’eut souhaité.

- C’est sûrement toi le plus heureux, maintenant.

Ne trouvant rien de mieux à faire, il quitta la table pour donner une sépulture décente à son regretté rival. Il l’enveloppa dans le rideau de la pièce et emporta son corps au dehors. Mais tandis qu’il s’évertuait à lui creuser une tombe, il fut dans l’incapacité d’assister à un étrange phénomène. Le plateau du jeu s’éclairait progressivement d’un feu intérieur tout à fait inexpliqué.

 

- Vous avez l’air inquiet.

Buruts venait d’entrer dans le salon soigneusement aménagé dans le « Mein Kampf. » Ralf Del Itoh était assis et pianotait sur son CODEDO personnel.

Il affichait effectivement une mine soucieuse.

- Je suis en train de vérifier un détail qui n’en est peut-être pas un. Un certain Siri a rejoint mon escorte. Mais il m’est tout à coup revenu à l’esprit un rapport selon lequel un dénommé Siri était mort en Géorgie. Je m’en souviens car j’ai appris sa mort juste avant d’apprendre la capitulation des Etats-Unis.

- Alors il n’est pas mort pour rien, ironisa Buruts.

Mais le Maître ne paraissait pas enclin à plaisanter.

- Ce qui m’importe c’est qu’il le soit bel et bien.

 

Buruts le rejoignit avec deux verres et une bouteille de vin rouge.

Il n’avait pas choisi un grand crû de sorte qu’il savait que l’arrière-goût du poison foudroyant passerait comme une lettre à la poste.

Des crépitements de balles résonnèrent sur la carlingue de l’appareil.

Le visage du dictateur devint cramoisi. L’air s’engouffra par le hublot. Il laissa tomber son verre.

 

Ce rêve n’avait cessé de poursuivre le fils adoptif du dictateur.

Dans sa vision, il se décidait enfin à assassiner Del Itoh. Sa tentative échouait. Et apparemment, les américains n’y étaient pas pour rien. Jusque-là, il avait toujours négligé cet avertissement, l’incombant davantage à une obsession personnelle qu’à un don prophétique.

Mais compte tenu des évènements, il était maintenant forcé d’y voir une forme de prémonition.

Il se tenait debout, droit comme un i, les mains dans le dos. Et dans ses mains il tenait un pistolet muni d’un silencieux.

« Bien placée, une balle peut faire l’effet d’un poison foudroyant. »

Il observa le hublot qu’il suspectait de figurer dans son rêve avant de s’en écarter discrètement.

« Si j’arrive à l’amener devant, non seulement, j’économise une balle, mais en plus je m’innocente de ce crime. »

Le COmpilateur DE DOnnées venait de terminer la vérification lancée par Del Itoh.

Lorsqu’il vit le résultat affiché sur l’écran, le Maître se leva brusquement.

- Préviens tous nos pilotes sur une fréquence codée. Ce Siri et ses hommes sont des salopards d’imposteurs américains !

Buruts décida de lui laisser une ultime chance de se préserver d’une mort instantanée.

- Il se peut qu’il y ait deux Siri dans notre armée.

Le regard de Del Itoh lui assura que non. Le Maître lui tourna le dos et contempla l’escadrille à travers le hublot.

Alors Buruts ponta son pistolet vers lui.

Alors une explosion tonitruante ébranla l’appareil.

Buruts perdit son arme et se retrouva au sol. Del Itoh jura, puis enclencha le mode transparence du « Mein Kampf. »  A travers le fuselage fantôme de l’appareil, il vit avec horreur les avions de son escorte tombaient comme des mouches.

Ce spectacle laissa le dictateur sans voix. Mais ce n’était rien comparé à ce qui se passait au-dessus de l’escadrille. Le ciel était en feu. Littéralement ! Le firmament n’était plus qu’un torrent de lave en ébullition vomissant sporadiquement des sphères incandescentes. En tombant les astres zébraient l’espace et anéantissaient irrémédiablement tout objet volant présent sur leur trajectoire.

Del Itoh déglutit péniblement.

- Les larmes du Diable !

Buruts oublia subitement son projet d’assassinat lorsqu’il découvrit à son tour la vision cataclysmique.

- Vous avez déclenché l’Apocalypse !

Del Itoh eut un haussement de sourcils ironique avant de répondre :

- Je n’en espérais pas temps.

Puis il se dirigea vers le poste de pilotage.

Après avoir détruit une vingtaine d’appareils, les météorites s’immobilisèrent dans le ciel sans une once d’explication. Puis sans plus de préambule, elles décidèrent d’éclore et de cracher de leur sein une immonde créature ailée qui ne méritait d’autre nom que celui de démon. Leur aspect et leur taille variaient, mais tous les témoins de leur naissance s’accordèrent à penser qu’ils se valaient en matière d’épouvante. Ils étaient tous nantis d’une paire d’ailes protubérantes qui fouettaient l’air en produisant une fumée noire nauséabonde.

- Del Itoh ! Ici, le Capitaine Chris Ludan de l’armée américaine ! Ne me dites pas que c’est le fruit de vos expériences contre-nature !

Il parlait en italien. Il avait oublié d’ôter son vox imperati.

- Je n’y suis absolument pour rien ! tempêta le Maître. Même si j’aurais préféré vous donner une autre réponse.

Il poussa un cri et se recula. Un démon venait de passer un bras à travers la vitre. Saisissant l’un des pilotes par le cou, il l’arracha de son siège. L’italien poussa un hurlement que le démon éteignit rapidement en lui croquant le visage avant de laisser tomber son corps sans vie.

Des balles crépitèrent sur l’épiderme rouge et luisant de la créature. Piquée au vif, elle se transporta jusqu’à un autre appareil avant de cracher sur lui un souffle de feu dévastateur.

 

- Merde ! Qu’est-ce que c’est que ça ?

Le cargo Di Galio venait d’entrer dans une zone de turbulences pour le moins inattendue. Jena et Jonas voyaient l’enfer se déchaîner au dehors et leur cerveau mettait un point d’honneur à leur fournir une explication digne de ce nom.

Ils se persuadèrent que leur imposture avait été révélée et que la DCA se faisait un malin plaisir de les canonner. Jusqu’au moment où ils réalisèrent que les projectiles venaient bel et bien d’en haut. A peine remis du choc de ce constat, ils subirent une violente avarie qui plongea l’équipage entier dans une grand moment de doute quant au succès de leur équipée.

Tandis que l’avion embrasé piquait sérieusement du nez, Jonas ne put s’empêcher de sourire :

- Comme renfort, on fait mieux !

- Le pire n’est jamais décevant, renchérit Jena.

L’explosion d’un moteur les invita à reprendre leur sérieux. Ils se cramponnèrent aux commandes et abandonnèrent définitivement l’idée d’atterrir à Orléans.

Une autre ville s’étendait sous eux. S’ils s’en sortaient vivants, ils savaient que ce serait de courte durée. Les italiens se feraient une joie de finir le boulot.

Tout en serrant les dents, Jonas interrogea :

- On avait un plan de rechange où cas où ça tournerait mal ?

Jena ne prit pas le temps de réfléchir :

- Oui. Improviser.

 

Comme les démons s’en prenaient indifféremment aux italiens et aux américains, Ludan écarta  une hypothétique intervention du Sombre Adversaire. La bataille qu’il pensait livrer prenait une toute autre tournure. Les perspectives n’étaient plus les mêmes. Le vieil adage « L’union fait la force » devenait une option de moins en moins inacceptable. De ce fait, Ludan crut bon de s’adresser à leur ennemi juré :

- Ecoutez-moi, Del Itoh, c’est l’hécatombe dans chaque camp. Je ne sais pas d’où viennent ces saloperies et visiblement vous non plus. Alors on va passer directement à une autre priorité : restez en vie ! Et pour ça, je ne vois qu’une seule solution : ou on décide de coopérer provisoirement ou on dit adieu à nos ambitions respectives. Qu’est-ce que vous décidez ?

Le silence qui s’ensuivit – troublé par les rugissements des explosions – inquiéta Chris et Lisa au point qu’ils se demandèrent si la traduction avait été correctement effectuée.

Finalement la voix du Maître se fit entendre :

- J’accepte de vous assister.

Ils comprirent alors que cette attente n’était qu’un effet pervers de sa mégalomanie.

 

Le pilote rescapé du « Mein Kampf » quitta son siège et endossa son jet-pack.

Del Itoh le toisa avec humeur.

- Qu’est-ce que vous faites ?

L’intéressé lui prêta une attention toute relative.

- Vous servir a été un honneur, mon Maître. Mais là…

Puis il s’engagea dans la coursive en direction du salon.

Le maître devint rouge.

- Buruts, arrête-moi ce…

Buruts venait d’apparaître. Il laissa passer le pilote et pointa son pistolet en direction du dictateur.

- Je crois que le pire démon est à bord de cet avion.

Del Itoh s’avança.

- Ma parole ! Vous vous êtes tous donné le mot ! Je savais que c’était dans l’épreuve qu’on reconnaissait ses amis, mais là…

Un hublot éclata. Un appendice flexible – peut-être une langue – s’enroula autour de Buruts. Il hurla de douleur. Le tentacule était brûlant. Il jeta un regard perplexe à son père avant d’être happé au-dehors.

Le pilote détourna la tête et ouvrit rapidement la porte.

- Putain de merde ! Mais qu’est-ce que c’est que ça ?

Il s’élança au dehors tel un missile. Et regretta aussitôt le confort du cockpit. Il ne trouva pas les mots pour décrire la vision d’horreur dont il fut l’infortuné témoin. Partout la mort frappait, avec une précision de chirurgien. Les démons s’engouffraient dans les avions et massacraient les équipages à la chaîne. Comment pouvait-il espérer en réchapper ? Sur sa lancée, il évita de justesse une aile squameuse jaillie de nulle part selon ses sens. Pour être décapité une seconde plus tard par des serres impies et impitoyables. Son corps acéphale décrivit une trajectoire aléatoire avant de s’encastrer violemment dans la queue d’un Sweeping.

- Merde ! Qu’est-ce que c’était ?

Andy encaissa durement le choc de la collision. Il venait d’assister, impuissant, à la mort de Carson, brûlé vif dans son chasseur, et la perspective de l’imiter ne l’enchantait pas plus que cela. Mourir comme un martyr, d’accord. Mais comme une merguez…

- Eh, les gars, regardez ! L’avion de Del Itoh !

C’était Jerry Cold. Les regards convergèrent vers l’appareil du dictateur qui, pour l’heure, semblait être une proie de choix pour les démons insatiables. Sept d’entre eux s’agrippaient à son fuselage et menaçaient de le mettre en pièces.

Del Itoh sourit en constatant leur présence sur son scan externe.

- Ok, mes mignons. Del Itoh va s’occuper de vous.

Le dictateur s’installa au poste de pilotage et se rappelant les gestes observés - semblait-il dans une autre vie - il commença à effectuer une série d’opérations.

A la surprise de tous, le « Mein Kampf » se dressa à la verticale.

- Qu’est-ce qu’il fait ? interrogea Lisa.

Chris plissa les yeux et serra la commande des missiles Sunshot.

- Si c’est une entourloupe, les démons n’auront pas le loisir de goûter du dictateur en sauce.

L’avion était en train de se transformer. Les différentes pièces le constituant, coulissant, s’imbriquant différemment en vue d’une toute nouvelle configuration. Pris au piège, certains démons furent écrasés par la mécanique en mouvement. Ce que personne ne regretta.

Lorsque l’opération s’acheva, c’est un humanoïde à tête d’aigle qui répondait désormais au nom de « Mein Kampf . »

- Tu parles d’une arme secrète ! s’exclama Andy.

Chris et Lisa frissonnèrent à la vue du titan made in Italia.

- Avec ça, ce salaud nous aurait laminé !

Del Itoh produisit un sourire à la mesure de son orgueil. Il sentait que tous les regards autant que tous les espoirs reposaient sur lui, désormais. Et cela justifiait, selon lui, toutes ses récentes déceptions.

- Ici, Del Itoh, à l’attention de tous les pilotes. Faites place nette, il va y avoir du grabuge !

Les canons-mitrailleurs du robot se mirent à cracher un déluge de feu et de fer sur l’armée démoniaque et tandis que le dictateur riait à gorge déployée en les voyant se disloquer, la Marche de Radetzky résonnait, tonitruante, dans tous les cockpits.

Chris assistait au massacre, en se persuadant qu’il ne rêvait pas.

- Ce salaud est en train de faire un carton ! Si on m’avait dit qu’un jour je rendrai grâce à sa folie !

Lisa n’en pensait pas moins. Qu’un bourreau comme Del Itoh puisse faire figure de héros l’espace d’un instant, ça forçait, sinon au dégoût, en tous cas à l’embarras le plus total.

Elle s’alarma brusquement en voyant un démon plus coriace s’intéressait de très près au Stormaker  dont il épluchait présentement le fuselage comme un fruit  mûr.

- Del Itoh ! Concentrez votre feu sur le gros à …

Elle allait lui indiquer la position précise lorsque les deux bras armés du titan pulvérisèrent l’appareil et le démon le chevauchant dans un éblouissant feu d’artifices, réduisant en poussières les chasseurs sataniques à proximité.

- Je sais ce que j’ai à faire, chiens d’américains !

 

Le cargo heurta si violemment la route qu’il faillit bien se briser en deux sous le choc.

Un brasier emporta une partie de l’équipage et les deux pilotes eux-mêmes sentirent le souffle brûlant leur griller les omoplates.

Jena et Jonas savaient désormais que les choses ne leur appartenaient plus. La piste était dégagée. Tout ce qu’ils espéraient c’était que l’avion continue droit sur sa lancée et ne heurte aucun obstacle en cours de route. Le cargo s’immobilisa si brusquement qu’il s’en fallut de peu que les deux pilotes ne soient éjectés de l’appareil. Rapidement rassurés sur leur propre sort, ils s’enquirent de l’état des hommes à l’arrière.

L’odeur de chair brûlée saturant la soute les prit à la gorge. Jena fut assaillie par une horde de sensations terriblement familières. Cette odeur lui apparaissait monstrueusement intime, comme faisant partie d’elle, comme liée inextricablement à des souvenirs d’enfance, mais si lointains qu’elle était incapable de les visualiser.

La découverte de survivants la ramena à la réalité et dés lors elle n’eut plus d’attention que pour eux, comme une mère rivée au chevet de ses enfants malades.

Elle pleura presque en voyant Gad se dégager de sous un corps carbonisé. Le radio se jeta à moitié dans ses bras.

- J’ai juste eu le temps d’éloigner les explosifs avant que…

Jena lui caressa les cheveux avant de le dévisager gravement. Il comprit qu’à ses yeux il venait de se racheter. La récompense était de taille.

Quittant les décombres du cargo, les « Frères de la Délivrance » - désormais réduits à un maigre peloton – inspectèrent les environs. Leur atterrissage forcé n’avait pu passer inaperçu. Restait à savoir quel genre d’accueil  leur serait réservé.

- Ce ne sera sûrement pas très chaleureux ! supputa Jonas.

- Tant mieux, fit un des soldats. Car question chaleur on a été servi.

La phrase avait été dite sans aucune ironie. Les sourires se crispèrent rapidement. Leurs pertes étaient incommensurables. La tragédie qui venait de les endeuiller n’était pas près de les quitter.

- Qu’est-ce que c’était ? fit un autre soldat, se faisant l’écho de tous. La DCA ?

- Non, répondit Jena. Et quelque chose me dit que nous allons le regretter.

Jonas s’alarma.

- Regardez là-bas !

La ville – ils ignoraient encore laquelle – avait souffert des bombardements italiens comme tant d’autres, mais également d’un autre fléau. Plus récent et infiniment plus destructeur.

Ils découvrirent des corps brûlés et mutilés dans des proportions qui excluaient d’emblée une attaque ordinaire. Jonas s’agenouilla pour les examiner.

- Il y a des français, mais aussi des italiens. Comme si une force les avait frappés avec la même intension.

Jena promena son regard acéré tout autour d’eux.

- Une force égale à celle qui nous a pris tous nos frères.

- Venez voir par ici !

C’était la voix affolée de Gad. Les autres le rejoignirent et se figèrent à la vue d’une sphère à l’aspect surréaliste. Elle était aussi haute qu’un homme et elle fumait comme si elle venait d’être crachée par un volcan.

- C’est une des choses qui nous a heurté !

Jena observa l’objet avec un mélange de haine, d’effroi et de fascination.

- Qu’est-ce que c’est ? firent plusieurs voix derrière elle.

- Sûrement la nouvelle arme de Del Itoh. Quand on connaît le spécimen, on se dit que ce serait tout à fait de lui d’inventer une atrocité pareille. Seulement…

Jonas étudiait la chose avec au moins autant d’intérêt et il compléta  sans peine :

- … A première vue, ça n’a pas l’air de sortir d’une usine d’armement.

L’un des soldats s’avança. La haine déformait son visage.

- Mon frère est mort à cause de cette saloperie et vous êtes là à disserter comme si c’était une œuvre d’art ! Je me fous d’où elle peut venir ! Bousillons-la !

Joignant le geste à la parole, il lâcha une rafale. Qui parut n’occasionner aucun dégât visible sur la surface de la sphère. Jena et Jonas le fustigèrent du regard. Un craquement riva de nouveau leur attention sur la mystérieuse arme. Elle était en train de s’ouvrir. D’un geste, Jonas ordonna à tous les hommes de reculer et de se tenir prêts à ouvrir le feu.

- Et si c’était un œuf de dragon ? glissa un soldat à l’oreille de son équipier.

Ce dernier peina à sourire.

- Parle pas de malheur !

Rapide comme l’éclair un appendice jaillit de l’œuf pour venir s’enrouler autour de Gad.

- Mon dieu ! Aidez-moi !

Les « Frères de la Délivrance » accoururent pour le secourir. Certains, comme Jonas, firent feu sur la sphère et le tentacule. Les autres, dont Jena, s’accrochèrent au radio pour l’empêcher d’être emporté par la chose. Suite à toutes ces réactions, l’appendice se figea. Pour s’embraser une seconde plus tard. Jena se jeta au sol juste à temps. Elle vit avec horreur Gad et ceux qui l’étreignaient encore disparaître dans un mur de flammes et un concert de cris déchirants.

- Non !

L’œuf s’ouvrit alors complètement, expulsant un être démoniaque qui, s’il n’avait pas le gabarit d’un dragon, en présentait néanmoins toute la force et la férocité. La seule apparition de cette créature eut un effet presque aussi dévastateur que sa langue sur les survivants regroupés derrière leurs deux charismatiques leaders.

Jonas contemplait le démon sans pouvoir se convaincre de sa réalité.

- Ce n’est pas une arme de Del Itoh, ça !

En détaillant le corps écarlate et vaguement humain, Jena sentit son courage se recroqueviller.

Dans un nuage de cendres chaudes, la langue du démon se rétracta.

- Visez la tête !

Les soldats rouvrirent le feu. Le dos musclé du monstre vomit deux ailes de cuir membraneuses qu’il plaça devant lui en guise de bouclier. Les balles ricochèrent comme sur un tank. Sans crier gare, sa langue se déroula et s’enroula autour de l’arme de Jonas. Il lutta âprement pour la récupérer, mais réalisa bien vite qu’il n’était pas de taille. La vision de Gad et des autres consumés par le feu fut un électrochoc pour Jena. Que Jonas puisse subir le même sort était inconcevable.

- Lâche-la !

Jonas vit le regard affolé de la jeune femme. Il s’exécuta. Les ailes du démon s’écartèrent et sa langue se rétracta. Le fusil-mitrailleur se retrouva dans sa gueule écumante. Alors Jonas eut une idée.

- Balancez les grenades magnétiques !

Les hommes ne se firent pas prier. Les projectiles fusèrent dans toutes les directions pour brusquement infléchir leur course vers une seule trajectoire. En une seconde le corps de l’arme fut hérissé d’explosifs. Comprenant le danger, la créature cracha le morceau de métal qui obstruait ses mâchoires.

- Couchez-vous !

La détonation qui suivit couvrit les «  Frères de la Délivrance » de débris organiques. En se relevant, Chris rejeta la monstrueuse langue qui avait failli avoir sa peau et qui maintenant ne représentait qu’un écoeurant trophée de chasse. Après s’être assurés qu’ils étaient tous sains et saufs et qu’ils ne risquaient plus rien, ils se rassemblèrent, encore sous le choc de cette confrontation surnaturelle.

- Quelque chose me dit que la France entière doit être envahie de ces choses, dit Jonas.

- Et probablement le reste du monde, ajouta Jena.

 

L’escadrille parvint à rallier la France sans encombres. Ils atterrirent dans la capitale où le Maître savait pouvoir compter sur de nombreuses forces alliées. Du moins en théorie.

Del Itoh souhaitait gagner l’Italie au plus vite – de peur qu’elle n’ait succombé elle aussi aux attaques démoniaques – mais il était impératif de recharger les batteries du « Mein Kampf » s’il voulait pouvoir défendre sa patrie efficacement. Les leaders avaient chacun tenté de joindre par radio leur pays respectif. Sans succès. Ce qui ne manquait pas de les inquiéter.

Tandis que l’avion impérial reprenait sa forme initiale et se posait sur une piste intacte de l’Aéroport d’Orly, Chris Ludan faisait un topo de la situation avec ses hommes.

- Nous ne sommes plus beaucoup et nous ignorons l’étendue exacte de la menace. Sommes-nous les seuls à avoir été attaqués de la sorte ? Je ne le pense pas.

Jerry observa Del Itoh descendre de son appareil. Il serra les poings.

- Et lui ! On ne va quand même pas le laisser repartir sous prétexte qu’il nous a filé un coup de main. Il n’avait pas le choix de toutes façons. On était dans le même bain.

Chris jeta un regard à Lisa, occupée à soigner les blessés, puis il reporta son attention sur le dictateur.

- Je vais m’occuper de ça. Pendant ce temps, faites le recensement de ce que nous avons et de ce que nous avons besoin.

Le capitaine vit bien que sa réponse ne faisait pas l’unanimité, mais il n’y eut pas de contestation.

Lorsqu’il arriva auprès de Del Itoh, celui-ci était occupé à dessiner des motifs sur le fuselage de son avion.

Chris se dit que c’était une entrée en matière comme une autre.

- Elles sont bizarres vos croix.

- Ce sont des svastikas, informa le dictateur sans s’arrêter.

Tandis qu’il alignait les symboles comme autant de victoires sur leur ennemi commun, un bout de langue pointait entre ses lèvres, lui conférant l’aspect d’un enfant appliqué.

Chris ne savait s’il devait rire ou pleurer devant ce spectacle. Mais depuis quelques temps, l’étrange faisait partie de son quotidien. Maintenant qu’il savait plus ou moins comment le monde fonctionnait, il n’arrivait plus à considérer le dictateur comme avant, en tout cas plus comme les autres. Lui aussi avait été un pantin. A quel point ? Cela, il l’ignorait.

- C’est de quelle origine ? On dirait le nom d’un alcool russe.

- Pas du tout ! s’emporta Del Itoh. Ca vient d’Inde. Il y a des choses de ce pays que je trouve très intéressantes d’un point de vue symbolique.

- Moi, c’est le Japon qui m’a toujours fasciné. Ses rites ancestraux, ses codes, ses légendes aussi.

Chris sourit nerveusement. Il était en train d’avoir une conversation culturelle avec l’incarnation du mal. Pour être étrange, sa vie devenait vraiment étrange. Mais il en vint à se dire que le mal avait peut-être trouvé une nouvelle incarnation.

- Ces… choses qui nous ont attaqué tout à l’heure, vous ne croyez pas que c’est le mal incarné ?

Cette fois, Del Itoh s’interrompit dans sa tâche et se tourna vers son interlocuteur :

- Le mal incarné ?  Mais c’est moi, le mal incarné ! Si je n’ai plus ça, que me reste-t-il ?

Chris contempla le pinceau dans la main du Maître. Il sourit à nouveau.

- Il vous reste la peinture.

 

 Sources d'Inspiration :

 

Théorie du Temps Orthogonal par Philip K. Dick

 

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A l'époque où la série Medal of Honor était encore ancrée dans la deuxième guerre mondiale, l'idée d'incarner une femme renforcée par ces artworks où on la voyait combattre activement l'ennemi m'a fait forte impression et m'est restée à l'esprit des années après au point que j'ai souhaité rendre hommage à cette figure de femme héroïque. Le personnage de Jenna d'Acre est directement inspiré de ces éléments.

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A noter que comme indiqué ci-dessus la musique du jeu a été composée par Michael Giacchino, connu depuis pour avoir illustré des blockbusters comme Les Indestructibles, Mission Impossible 3 et Protocole Fantôme et bien sûr les films estampillés J.J. Abrams (Star Trek 1 &2, Super 8). Il a par ailleurs participé à la création du thème principal du jeu Black, autre FPS emblématique. Des compositeurs de films oeuvrant sur des jeux vidéo, c'est maintenant devenue chose courante, par exemple Hans Zimmer (Man Of Steel, Inception) sur Crysis 2 et Brian Tyler (Insaisissables) sur Assasin's Creed IV.

 

 

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