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mardi, 22 juin 2010

Le Songe des Ecureuils

Le Songe des Ecureuils copie.jpg

 

CHAPITRE 1

You are so Beautiful

                                                           


- Allez, dis-moi où on va ? répéta Catherine, suppliante.

Elle était allongée sur le sofa, ses longs cheveux noirs se déversant jusqu'au sol telle une cascade de soie. David les caressait avec religion. Penché au-dessus d'elle, il contemplait son visage comme pour la première fois. Ce n'était pas simplement dû à sa beauté. Son regard trahissait une vive intelligence, une rare bonté d'âme et une douceur à fleur de peau.

- Ce n'est plus une surprise, si je te le dis.

- Mais tu sais très bien que c'est moi qui conduirai.

- N'empêche que je ne dirai rien quand même.

Ils étaient coutumiers de ces petites joutes verbales. Comme tous les couples, ils se chamaillaient régulièrement, surtout pour des broutilles, alors ils appréciaient particulièrement de les inventer de toutes pièces. Ainsi, ils s'en sentaient maîtres et pouvaient leur donner la forme qu'ils souhaitaient les voir prendre; une forme de liberté.

Catherine fronça les sourcils, mimant une contrariété.

- Je ne suis pas bête. Je verrai les panneaux. Je trouverai bien.

David leva un sourcil, feignant l'indifférence.

- Peuh. Ce ne sera sûrement pas indiqué. Tu peux me croire, notre destination demeurera secrète jusqu'au bout. Tu sauras où on va que quand on y sera, ma chère.

Elle fit la moue.

- C'est un patelin paumé ou quoi ?

David prit un air de supériorité exagéré.

- Tu verras.

- Ca existe, au moins ? J'espère que ce n'est pas encore une de tes inventions, genre la ville imaginaire de trou perdu-les oubliettes.

- C'est très réel, tu verras par toi-même. Et puis d'abord, la réalité ça n'existe que pour ceux qui n'ont pas d'imagination.

Catherine siffla.

- Faudra que je la replace celle-là. Mais, dis-moi, je dois le prendre comment ? T'es en train de dire que je n'ai aucune imagination, c'est ça ?

De la voir singer la colère la rendait irrésistible. David l'embrassa.

- Mais non. J'adore cette phrase, je trouve qu'elle en jette. Alors dès que je peux la placer, je n'hésite pas. Tu me connaîs.

Catherine eut l'air dubitatif.

- Je suis sceptique. Fais-toi pardonner.

- Ca tombe bien, dit-il en lui caressant le visage, j'ai quelque chose à te dire qui va sûrement te plaire.

- Si c'est une phrase du même acabit, tu peux te la garder.

- Mais non, grande râleuse. Celle-là, tu vas l'adorer, je te le garantis.

- Vas-y, alors. Je suis tout ouïe.

David bougea légèrement comme pour mieux se préparer à la convaincre.

- Quelle est la différence entre un homme et une femme ?

Catherine pouffa.

- Alors là, c'est facile. Au moins un million d'années d'évolution.

David pinça les lèvres, singeant la contrariété.

- C'est la féministe qui parle ?

- Non, juste la scientifique.

- En tout cas, ce n'est pas la bonne réponse.

- Ca m'étonnerait. J'ai fait des études très poussées.

- Et je paris que j'étais un très bon sujet d'études.

- Comment tu as deviné ?

- De toutes façons, ce n'est pas la bonne réponse.

A son tour, elle feignit l'indifférence.

- Alors je m'en fiche.

- Je te dis qu'elle va te plaire.

- Très bien, je t'écoute.

- Donnez un fusil à un homme et il vous demandera qui il doit tuer. Donnez ce même fusil à une femme et elle vous demandera qui il a tué.

A la manière dont le visage de Catherine reprit son sérieux, David sut que la réponse avait fait plus que lui plaire.

- Qui a dit ça ?

- C'est le slogan de mon prochain bouquin.

- Et c'est moi que tu traites de féministe !

Ils s'embrassèrent.

 

Ils étaient enlacés comme des enfants tentent de se réchauffer par une glaciale nuit d'hiver.

Mais Catherine et David n'avaient pas besoin d'avoir froid.

Catherine appelait ça la position des écureuils. Elle trouvait ça mignon. L'image lui plaisait beaucoup.

David, lui, appelait ça la position des musaraignes, sûrement par ironie, surtout par esprit de contradiction.

- Pourquoi des écureuils ? Je ne comprends toujours pas.

- C'est normal, tu es un homme.

- Ah ! Ah ! Très drôle. C'est tout ce que tu as trouvé comme explication ?

- Non. C'est beaucoup plus complexe en fait.

- Ah, tiens donc !

- Et c'est pour ça que tu ne peux pas comprendre.

- Je te signale que je ne suis pas un homme.

- Ah, bon ! C'est nouveau ça ! Et tu es quoi, au juste ?

- Je suis un artiste, madame, déclara David en bombant le torse.

- Pour ce que ça change.

- Tu n'es vraiment pas gentille.

- Et toi pour un artiste, tu manques vraiment d'imagination. Si j'appelle ça la position des écureuils, c'est parce que les écureuils font comme ça pour se réchauffer. Na !

- Parce que tu vas me dire que tu as déjà vu des écureuils s'enlacer peut-être !

- Non, mais je suis sûre qu'ils font comme nous.

- Si ça se trouve, c'est nous qui avons inventé cette position. Si ça se trouve, les écureuils nous l'ont piquée et font croire qu'ils en sont les inventeurs. Au départ, ça s'appelait sûrement la position de Catherine et David.

Ils éclatèrent de rire.

- A ton tour de te justifier. Pourquoi des musaraignes ? Je ne sais même pas à quoi ça ressemble vraiment.

- C'est une sorte de petit rongeur. Un peu comme un écureuil, en fait, très mignon aussi.

- Et tu vas prétendre avoir déjà vu des musaraignes s'enlacer alors que le commun des mortels n'en verra jamais la queue d'une !

- Bien sûr, je suis un artiste. J'ai tout vu.

- Quelle déception ! Moi qui croyais que tu avais simplement de l'inspiration. En fait, tu viens d'avouer que tu n'as aucun mérite. Tu n'inventes rien. La vérité, c'est que tu n'as aucune imagination.

- Je n'en ai pas besoin. Je t'ai, toi.

- Oui, moi, ta musaraigne.

- Non, ma muse tout court.

Ils s'embrassèrent.

- Alors où tu m'emmènes ?

- Tu perds pas le nord, toi ! Oublie ça, je ne te dirai rien.

- Même pas sous la torture ?

- Non.

- Même pas sous mes caresses ?

David allait répondre quelque chose, mais son assurance venait d'être subitement ébranlée.

- Faut voir.

 

 

CHAPITRE 2

Unintended

                                        
                                                                                                    

- Tu es sûr que c'est par là ?

- Bah oui, je sais lire une carte.

- Une carte de vœux, peut-être...

- Tu m'insultes là ?

Elle le dévisagea franchement.

- Non, je t'informe, c'est tout.

A son tour, il la scruta intensément, quêtant un trait d'ironie. N'en trouvant aucun, il commença à grimacer.

Ils éclatèrent de rire tous les deux.

La voiture empruntait une route déserte traversant une forêt.

- Mets-nous un peu de musique.

Il alluma l'autoradio.

- A vos ordres.

Il chercha une station, guettant à chaque fois une réaction positive.

Il avait presque fait le tour des possibilités lorsque les premières mesures d'une chanson envahirent l'habitacle. Ils se figèrent au même moment et immédiatement le même frisson les parcourut des pieds à la tête.

Ils se dévisagèrent. C'était  Unintended de Muse.

Tous les couples ont une chanson. Celle-ci était la leur.

Elle avait le don de les guérir de tout, de sublimer l'un aux yeux de l'autre, comme écrite rien pour eux. Lorsqu'ils l'entendaient, leur amour prenait la place du monde entier.

Tout à leur émotion, ils ne virent pas le croisement, pas plus que le poids lourd venant dans leur direction.

Il les heurta de plein fouet.

La voiture quitta la route et roula sous les arbres comme un jouet fou. Lorsqu'elle s'immobilisa, leur chanson se faisait toujours entendre, en dépit de tout, comme se riant de la tragédie.

Catherine essaya de bouger. Elle avait du sang sur les yeux et sa tête pesait aussi lourd qu'une enclume. Sous le choc, sa portière s'était ouverte. Elle se tourna vers David.

Il était inconscient.

La voiture avait arrêté sa course folle contre un arbre au milieu d'un talus, en pleine forêt. La vitre du côté passager s'était brisée si bien que la tête de David était appuyée à même l'écorce.

- David.

Pas de réponse.

Il fallait qu'ils sortent de là pendant qu'ils le pouvaient encore.

Catherine allait défaire sa ceinture lorsqu'elle entendit un craquement de sinistre augure. D'un revers de main, elle essuya le sang qui lui obscurcissait la vue et plissant les yeux, s'aperçut avec horreur que le tronc d'arbre était sur le point de céder. Si cela se produisait, ils perdaient leur seule chance de s'en sortir vivants. Elle en était convaincue. Toute l'étendue de son angoisse s'exprima dans un seul mot :

- David !

Seul le silence lui répondit.

Catherine s'escrima à défaire sa ceinture, les craquements de l'écorce accompagnant ses efforts, les décuplant. La chanson continuait, imperturbable :

 

                          "You could be my unintended choice

                           To live my life extended

                           You should be the one I'll always love..."

 

Brusquement, les craquements cessèrent.

Catherine se figea. Elle tourna la tête vers l'arbre, seul rempart entre eux et la mort qui les attendait en bas de la pente. Lorsqu'elle comprit qu'il allait céder, elle n'eut d'yeux que pour l'homme inerte, assis à côté d'elle, avec lequel elle avait pensé finir ses jours.

- David !

Elle ne trouva rien d'autre à faire que refermer sa portière et fermer les yeux.

Mais ce n'était pas un simple tour de montagnes russes qui les attendait.

Le tronc se déchira et dans le silence qui s'était installé, cela fit l'effet d'une explosion.

La voiture se remit à rouler dans un chaos indescriptible de tôle froissée, les arbres se renvoyant le véhicule comme une balle de flipper. La dernière pensée de Catherine, avant que son esprit ne sombre dans le néant, fut qu'elle ignorerait pour toujours où David avait prévu de les conduire.

La carcasse s'arrêta au bord d'une rivière, en contrebas.

La chanson se tut brusquement comme si elle avait compris qu'elle ne servait plus à rien.

 

  

CHAPITRE 3

Darkshines

                                        
                                                                                                                
Il ouvrit les yeux.

Il ne comprit pas.

Il était allongé dans un lit. Sa tête n'était qu'une douleur sur ses épaules trop petites pour la supporter. Le côté droit de son corps aussi était endolori. La pièce qu'il occupait n'avait rien d'une chambre d'hôtel. Un peu trop épurée.

- Hôpital, murmura-t-il comme pour mieux se faire à l'idée d'un séjour forcé. Il se serait retrouvé en prison que cela lui aurait probablement fait le même effet.

Il regarda autour de lui en préservant au maximum la motricité réduite de son cou. Il était seul. Il ignorait depuis combien de temps il était ici. Mais cela l'inquiétait infiniment moins que de savoir où pouvait bien être...

- Catherine !

Une vision traversa son esprit avec la fulgurance d'un éclair.

Et des dégâts similaires.

Il revit la route déserte. Le silence. L'insouciance.

Il revit le choc terrible de la collision.

Il revit l'intérieur de la voiture tournoyant comme un manège devenu fou. Il entendit leurs cris à tous les deux, intimement mêlés.

Il se rappela les hurlements de la carcasse dévalant la pente de la forêt.

Il revit leur impuissance commune.

Il revit le visage doux et serein de Catherine tourné vers lui alors que l'autoradio jouait leur chanson, leur hymne personnel.

Son cœur s'emballa et son corps entier se couvrit d'une sueur glacée.

- Catherine !

La porte de la chambre s'ouvrit comme pour répondre à son appel.

Mais ce n'est pas la femme invoquée qui entra.

Si elle avait l'air amène, elle n'en était pas moins une étrangère.

Elle lui sourit.

Il l'ignora. Tout ce qu'il lui importait c'était de serrer Catherine dans ses bras pour les consoler tous deux du drame qu'ils venaient de vivre.

Il l'imaginait, isolée dans une chambre comme lui, torturée par les images de l'accident. En vie, mais dans quel état ?

- Où est Catherine ? Où est ma femme ? Comment va-t-elle ?

Le sourire de l'infirmière se crispa.

- Le docteur va venir vous voir.

Après un temps qui lui parut une éternité, le docteur entra dans sa chambre, tout auréolé de son statut d'oiseau de bon ou mauvais augure. David voyait moins en lui un médecin que l'incarnation de son avenir, de son destin.

Dieu en quelque sorte, venu lui rendre une petite visite pour l'informer des dernières nouvelles sur sa vie.

Son sourire magnanime cachait de lourdes responsabilités.

Et un secret aussi pesant.

- Comment allez-vous Monsieur Cross ?

David ignora superbement la question. Il savait le docteur très bien renseigné à son sujet. De plus, il avait le pouvoir de l'emmener en enfer ou au paradis et il ne pouvait supporter plus long délai d'attente.

- Comment va Catherine ?

Le visage du docteur se crispa. Il prit une longue inspiration.

- Elle est décédée dans l'accident. Je suis sincèrement désolé.

Ce n'est pas la phrase qu'attendait David aussi la retourna-t-il dans tous les sens comme un problème insoluble. Il traitait ces quelques mots prononcés à voix basse comme une énigme complexe et vitale. Il avait employait le mot « décédée ». Qu'est-ce que cela voulait-il dire déjà ? David ne s'en souvenait plus. Son cerveau était parasité. Il ne comprenait pas la réponse qui venait de lui être faite. Il essaya alors d'interpréter l'intonation et l'expression du médecin comme probablement un chien tente de comprendre les réflexions de son maître d'après l'inflexion de sa voix. Sans succès.

Décédée. Le mot en lui même n'avait pas l'air si terrible. Il sonnait même plutôt bien. David savait qu'il le connaissait, qu'il l'avait déjà entendu plusieurs fois. Mais jamais auparavant il n'avait été appliqué si intimement à sa propre existence. Et ce simple détail rendait son sens totalement étranger.

Le docteur vit bien le trouble qui était le sien. Alors il eut recours à un autre moyen pour lui transmettre l'odieuse vérité.

- Catherine est morte, David. Elle n'a pas survécu à l'accident. Je suis vraiment navré.

Le praticien l'était manifestement et c'est comme ça que David comprit le sort de sa femme.

La douleur lui coupa toute envie, tout besoin. Ses blessures physiques devinrent inexistantes. Une vague d'émotions aussi multiples que contradictoires le submergea. Une boule de haine grossit en lui. Il en voulait au docteur d'avoir tué son espoir, ses rêves, son avenir, sa vie.

Et Catherine.

En usant du pouvoir de quelques mots, il avait tout brisé en lui.

Rien de visible, rien de palpable, juste des mots et une pensée infernale à laquelle il devait se résoudre désormais. Et à jamais.

Comment se venger de quelque chose qui n'a pas de forme ?

Impossible.

Alors David laissa sa colère inapte se consumer sous un déluge de larmes. Il enfouit son visage dans ses mains.

Il ne pourrait plus rien construire avec elle. Sa vie avec Catherine s'arrêterait désormais aux souvenirs qu'il en garderait.

En prenant conscience de cela, il eut la sensation de mourir.

- Laissez-moi, dit-il sans même regarder le médecin.

Sa voix était à peine reconnaissable.

Le Docteur avait l'habitude de ce genre de situations. A force il s'était immunisé. Et c'est peut-être de le savoir qui enragea le plus David :

Il s'emporta.

- Sortez de cette chambre, nom de dieu !

Le médecin s'exécuta. Il en avait assez fait.

 

 

CHAPITRE 4

Goodbye my lover

 

David rentra chez lui, seul.

Il était rentré chez lui, seul, sans doute des centaines de fois, mais auparavant, il ne s'était senti seul dans ces moments là que d'un point de vue physique et le « chez lui » était un « chez eux » synonyme de solitude passagère, de prochaines retrouvailles, de futures étreintes, de tendres baisers, de dialogues passionnés, ...

Cette fois, le mot « seul » prenait tout son sens, s'imposait dans sa plus terrible et sa plus pesante réalité.

Il se sentait seul de tous les points de vue possibles et imaginables et il n'en était encore qu'aux balbutiements. Il le savait et c'était certainement ça le pire, cette conviction que l'enfer qu'il semblait avoir atteint n'en était en vérité que l'antichambre.

Il tourna la clé dans la serrure avec une lenteur surhumaine, désirant  retarder au maximum la fulgurante fatalité de sa nouvelle condition, le moindre geste le rapprochant un peu plus de la réalité de son état.

Il n'y aurait pas de solitude passagère, pas de prochaines retrouvailles, ni de futures étreintes ou de tendres baisers, pas plus que de dialogues passionnés.

Elle ne l'attendait pas dans le salon, ni dans la chambre. Elle n'était pas occupée à lui préparer un de ses plats préférés, elle ne prenait pas de douche, n'essayait pas de se faire belle pour son retour.

La maison serait vide, et pas parce qu'elle aurait encore fait des heures supplémentaires pour faciliter le départ d'une collègue mère de trois enfants ou parce qu'elle se serait une fois de plus attardée dans le rayon produits de beauté d'un supermarché ouvert jusqu'à une heure indécente. Non.

La maison serait vide parce que Catherine était morte et qu'elle ne l'occuperait plus jamais de sa présence qu'il avait cru toutes deux indissociables.

Il le savait, une partie de son esprit le lui hurlait de toutes ses forces à lui en faire exploser le crâne. Mais une autre s'opposait à la plus impitoyable raison en lui répétant que tant qu'il n'entrait pas, tout était encore possible, que tant qu'il n'aurait pas inspecté chaque recoin de chaque pièce, il avait peut-être la possibilité de la retrouver comme si l'accident n'était non pas le souvenir d'une expérience, mais la persistance d'un mauvais rêve, d'une idée folle.

Il tourna la poignée et entra dans sa nouvelle vie.

Debout dans le hall, il vit Catherine entrer dans la cuisine sur sa droite. L'émotion le paralysa. Son bref passage fut comme un ouragan. Son pas alerte, presque dansant, le gracieux mouvement de sa chevelure aussi beau et précis que celui de sa main, et sa silhouette, grande, épanouie, élégante qui transportait son âme jusque dans ses profondeurs. Il dut fermer les poings pour ne pas se laisser submerger par l'émotion. Il fit un premier pas, un deuxième. Les suivants l'emportèrent à l'entrée de la cuisine où il la découvrit absorbée dans la préparation d'une pâtisserie. Brusquement, comme devinant sa présence dans l'embrasure, elle releva la tête et le dévisagea. Son regard avait toujours exercé sur lui la plus absolue fascination quelque fut sa nature. Ses yeux détenaient une telle vie, un tel feu intérieur. On disait que les yeux étaient le miroir de l'âme : les siens donnaient tout son sens à cette métaphore. Ils devinrent brillants et dans la seconde qui suivit, elle se jeta dans ses bras. Il la serra contre lui, se réappropriant son corps comme une partie du sien trop longtemps séparée. Il plongea une main dans ses cheveux et admira la beauté de cette alliance. Son autre main se lova sur son visage et en parcourut la courbe satinée. Et puis soudain, tout disparut. Elle disparut. Et il comprit qu'il n'avait fait que fantasmer une scène qui s'était produite d'innombrables fois dans sa vie. Il l'avait instinctivement reproduite comme si son cerveau était resté sourd aux nouvelles du jour.

David caressa le plan de travail vierge de toute recette, si détestablement propre, brillant, net.

Elle ne viendrait plus le salir de farine et de sucre et d'autres poudres odorantes plus mystérieuses, sur lesquelles il avait eu tant de mal à mettre un nom.

Il serra le poing et frappa violemment la céramique.

Cette pièce lui faisait trop mal. Il décida d'en sortir.

Lorsqu'il entra dans le salon, il sut que cela n'allait rien arranger.

Bien au contraire.

Ici aussi, leur intimité avait eu sa place. Il revit tout en quelques secondes. Les moments les plus forts de leur existence que cette pièce avait pu accueillir, il les retrouva dans une telle intégralité, une si parfaite authenticité qu'il sentit ses jambes ployer sous lui. Il tomba à genoux et se raccrocha au bras d'un fauteuil que la main de Catherine avait si souvent épousé. Chacun de ses souvenirs devenait une lame aiguë qui le poignardait, une balle tirée à bout portant qui lui explosait la poitrine, et qui en se succédant dans sa tête meurtrie, à un rythme infernal, composait un ballet de morts violentes dont il se relevait à chaque fois comme on relève un défi.

Cela aurait dû lui suffire, le décourager de poursuivre.

Pourtant il continua le voyage.

Il revint dans le couloir et s'immobilisant devant l'escalier en bois, jeta un regard à l'étage. Leur chambre s'y trouvait. Comparé à ce qui l'attendait là-haut, le salon n'était qu'un avant-goût. Il le savait pertinemment. C'était pure folie de vouloir replonger dans son passé, mais toute raison semblait l'avoir quitté depuis la funeste annonce. L'amour et la mort s'épousaient en lui de manière si violente que de cette union naissait un formidable désir de s'abandonner aux plus cruelles expériences de l'âme humaine.

Il grimpa chaque marche avec un profond soupir.

Arrivé sur le palier, il chancela.

Le couloir était encore saturé de son parfum, un mélange enivrant de santal et d'autres essences de bois.

Ne va pas dans la chambre, se répétait David comme pour conjurer la malédiction qu'il était en train de subir. N'y va pas. Tu vas devenir fou !

La porte n'était pas fermée. Catherine ne fermait jamais les portes. Il la poussa facilement. Les souvenirs commencèrent à affluer comme s'échappant de la pièce pour venir s'engouffrer en masse dans son crâne trop étroit pour leur donner refuge à tous.

Il entra instantanément dans un état second. La pièce chavira autour de lui avant de retrouver un semblant d'inertie. Il revit Catherine en train de se vêtir, de se dévêtir, de se maquiller, de s'étirer, de se parfumer, de se coucher. Il ouvrit son armoire. La vue de ses vêtements occasionna en lui une nouvelle explosion de visions aussi terribles que les précédentes. Il toucha les chemisiers, les tailleurs, les jupes, les manteaux et les pantalons du bout des doigts avec un mélange d'effroi et de fascination. Ce n'était que du tissu et pourtant ces morceaux d'étoffe colorée avaient le pouvoir de faire ressurgir en lui les sensations que ses mains avaient gardé en les foulant. Il ferma les yeux et laissa ses sens lui délivrer leur mémoire. Il se rappela la volupté associée à chaque parure et la peau de Catherine en faisait partie intégrante.

Lorsque sa main rencontra une robe noire en satin, il ouvrit brusquement les yeux. Il ôta le vêtement de son support et l'emporta. Depuis le premier jour où il l'avait vue, David avait considéré cette robe comme le parfait écrin de la beauté de Catherine. Une vérité lui apparut alors : durant tout le temps qu'il avait passé avec elle, il n'avait pas ressenti le besoin de vivre, simplement de l'aimer.

Il s'allongea sur le lit, à sa place à elle, serrant la robe contre lui et s'imaginant le corps qui l'avait habité.

 

 

CHAPITRE 5

 

 

- Merde, Kevin, tu sais très bien que je déteste ce genre d’endroit !

Kevin guidait David à travers la salle bondée comme un boucher traînerait un animal vers l’abattoir.

- Tu veux être publié, oui ou non ? Alors tu vas me faire le plaisir de te mêler un peu à la foule. Je ne sais pas si tu as remarqué, mais il y a des gens connus et respectés ici. Tu crois que ça été facile d’obtenir deux invitations à une soirée pareille ?

- Fallait pas te donner tant de mal.

Kevin s’arrêta et fustigea son ami du regard.

- Là, tu commences sérieusement à me gonfler. J’aime ce que tu fais, David, je respecte énormément ton travail, tu le sais. Et je serai le premier à me réjouir si tes œuvres étaient enfin reconnues à leur juste valeur. Mais il ne suffit pas de le vouloir. Il faut aussi s’en donner les moyens.

- C’est facile pour toi de dire ça. Tu n’es pas dans ma situation.

- Précisément. C’est pour ça que je suis ton aide la plus précieuse.

David grimaça, signifiant par là qu’il reconnaissait cette vérité, mais qu’en certaines occasions – comme en ce jour – cela ne l’enchantait pas particulièrement.

Après avoir fondu sur trois ou quatre buffets froids – à ce jeu-là, David et Kevin s’entendaient très bien – ils arrivèrent en vue d’un homme d’une cinquantaine d’années dont la suffisance n’était pas vraiment au goût de David. Et c’est avec un profond regret qu’il entendit son ami lui annoncer :

- Voilà Michael Manfred Senior, agent littéraire, producteur de films, et dénicheur de perles rares à ses heures.

Kevin passa un bras amical autour des épaules de David et le dévisagea avec de grands yeux :

- Tout à fait ce qu’il te faut, mon gars.

Puis il sourit dans une grande débauche d’émail.

Qui s’affaissa lorsqu’il vit l’expression défaitiste de David.

- Ce sera sans moi. T’as vu ce type ? On dirait un candidat aux élections en pleine représentation. Et que je te serre la main, et que je te tape la bise, et que je te souris et que je te dis du bien…

Une hôtesse charmante leur présenta un plateau de cocktails. David tendit une main pour  prendre un verre, mais Kevin retint son geste.

- Excusez-nous, mademoiselle, on a un compte à régler avant.

Il emporta David qui adressa un regard idiot à la serveuse et le plaqua contre le mur d’une alcôve.
- Ecoute-moi bien, monsieur-je veux être riche et célèbre, va falloir que tu songes sérieusement à mettre de l’eau dans ton vin si tu espères mettre un jour du beurre dans tes épinards.

David avait toujours ce regard idiot qu’il se confectionnait naturellement quand les choses tournaient mal pour lui et qu’il ne voulait pas l’accepter.

- Et toi t’es qui ? Le cuistot de service ?

Kevin était noir et l’on sait que les noirs ne rougissent pas facilement. Pourtant en cet instant, David aurait juré que le visage de son ami s’était empourpré. Ce que vint confirmer un regard féroce de prédateur ulcéré que Kevin se confectionnait naturellement quand les choses et les gens n’allaient pas dans son sens.

- Là, mon ami, tu dépasses les bornes de mes limites.

Kevin resserra sa pression sur les épaules de David qui se voyait déjà installé à sa machine à écrire, amputé des deux bras.

L’image le fit sourire et puis rire.

Consterné par sa réaction, Kevin l’observa partir dans un fou rire complètement déplacé.

- Enfoiré, mais tu te fous de ma gueule !

Kevin le relâcha brutalement.

- Démerde-toi tout seul. T’es vraiment qu’un connard qui mérite que ce qu’il a.

Il fit demi-tour et disparut dans la foule.

Lorsque David le perdit de vue, il s’arrêta de rire. Et lorsqu’il s’arrêta de rire, il comprit qu’il venait peut-être de perdre son meilleur ami.

Là, son visage se rembrunit.

C’est vrai qu’il était un connard. Il avait vraiment le chic pour saboter la moindre de ses chances. Que ce soit avec le boulot ou avec les femmes, c’était pareil. Combien de fois Kevin l’avait branché sur des coups du tonnerre qu’il avait lamentablement esquivé, oublié, ignoré, rejeté. La liste était longue dans tous les cas.

Il sa rappela subitement une fille à qui il avait tapé dans l’œil. Une fille vraiment mignonne, pas vulgaire, attachante et surtout libre. Livrée sur un plateau d’argent. Un plateau qu’il avait renversé faute de croire à son propre bonheur.

Sans Kevin, sa vie professionnelle et sentimentale allait vite devenir synonyme de désert.

Il sortit de l’alcôve et jeta un regard noir à Michael Manfred Senior, la source de tout son malheur. Il savait qu’il n’était pas responsable le moins du monde, mais ça lui faisait tellement plaisir de s’en convaincre.

Les mains dans les poches, la tête basse, comme un gamin qui aurait perdu toutes ses billes à la récré, il se lamentait sur son sort lorsqu’une voix l’interrompit dans son suicide psychologique.

-  Excusez-moi, vous savez où sont les toilettes de cette baraque?

Instinctivement, avant même de dévisager son interlocuteur, David trouva que l’emploi du terme « baraque » pour qualifier un manoir somptueusement meublé méritait à lui seul de s’intéresser à la personne. Mais lorsqu’il releva la tête, il sut aussi intuitivement qu’il allait faire bien plus que s’intéresser à cette personne.

La femme était grande, belle, bien coiffée, bien habillée. Une vraie star de cinéma. Elle portait le chignon et une robe noire en satin qui épousait son corps de diva.

David en resta bouche bée. Il oublia la question, Kevin, les gens autour, tout. Ou presque tout.

- Vous connaissez Michael Manfred ?

 

 

CHAPITRE 6

L’Ode à la Joie

 

 

- Vous avez un téléphone ? Vous devriez appeler votre ami.

Elle s’appelait catherine.

David n’osait la dévorer des yeux de peur d’être indécent et surtout de peur d’être le énième pauvre type à le faire. Il détestait les normes, ce qui aide fatalement à devenir marginal.

Mais cette rencontre était une bénédiction. Surtout quand il avait appris que cette rencontre avait pour nom Catherine Manfred.

- Vous avez raison, répondit-il en essayant maladroitement de dissimuler son trouble. J’attends juste le bon moment.

Catherine se leva brusquement comme si elle venait de se rappeler qu’elle avait quelque chose sur le feu.

- Il faut absolument que je vous présente à mon père.

L’usage de cette formule l’honora. Il n’en l’aima que davantage.

- Il recherche justement quelqu’un pour booster les ventes de Squirrel Editions.

- Squirrel ?

Catherine se fendit d’un sourire de reine.

- Oui, écureuil. C’est mon animal fétiche. Mon père m’a fait ce cadeau pour mes vingt-deux ans.

David écarquilla les yeux.

- Impressionnant.

Ce n’était pas tous les jours qu’il avait un tel vent en poupe. Kevin aurait été sans doute fier de lui bien qu’il n’ait rien fait de particulier en vérité. Bizarrement, la chance avait tourné au moment même où son meilleur ami s’était éclipsé. Fallait-il y voir une relation de cause à effet ? David savait qu’il aurait été injuste de sa part de penser une telle chose. Mais il manquait d’inspiration pour trouver une meilleure explication.

David suivit Catherine qui le guida jusqu’au cinquantenaire auquel il avait jeté un regard noir quelques instants plus tôt. L’ironie de la situation ne lui échappa pas. Il se mit à sourire. Michael Manfred Senior prit ce sourire comme une marque de politesse et sourit à son tour.

Catherine fut enchantée de ce premier contact. Elle connaissait suffisamment son père pour savoir que le premier était en général déterminant.

- Papa, je te présente David Cross. Il est écrivain. J’ai pensé que cela pouvait t’intéresser.

L’éditeur dévisagea sa fille, puis porta son attention sur David.

- Excellente déduction. Tu as vraiment de qui tenir, dit-il en riant.

Puis il enchaîna :

- Alors Monsieur David Cross, quel genre de littérature me proposeriez-vous ? Je suis sûr que c’est ambitieux, sinon Catherine n’aurait pas fait le déplacement.

Il lui adressa un clin d’œil complice.

- Elle me connaît assez.

La jeune femme haussa ses sourcils et hocha la tête en signe d’approbation.

David se sentait particulièrement petit et frêle entre ses deux personnages si débordants de charisme. Mais il ne voulait pas les décevoir. Et il se dit que ce serait bien d’annoncer à Kevin qu’il avait finalement pu approcher le grand patron de Squirrel Editions en obtenant une promesse de contrat juteux. Et pour sa gloire personnelle – qui se faisait plutôt la malle ces temps-ci – c’était une occasion en or. Bref, il avait trop à y gagner pour se laisser bouffer par le trac.

Comme David Cross n’avait pas l’étoffe suffisante pour se sortir de là, il entra alors dans la peau de Conrad Conley, un aventurier qu’il avait crée sur le papier pour une série de bouquins bon marché. Un mec sûr de lui, un brin charmeur, arrogant, pétri d’un savoir complètement inutile, blagueur de série z et doté d’un sens de l’humeur en perpétuel équilibre. Rien à voir avec lui, quoi. Enfin, il s’en persuadait.

Catherine vit tout de suite le changement s’opérer en lui. D’abord déboussolée, elle en vint vite à être fasciné par sa performance.

- Et bien Monsieur Manfred Senior, on ne va pas tourner autour du pot. J’ai un bouquin actuellement qui a tout pour redorer votre blason. Si tant est qu’il en ait besoin. Mais bon, c’est toujours bon à prendre me direz-vous. Deux couches de peinture valent mieux qu’une seule.

David s’esclaffa de sa plaisanterie. Il fut d’ailleurs le seul.

L’éditeur le scruta avec méfiance. David n’osa vérifier l’expression de Catherine de peur d’y voir celle du regret le plus sincère.

Il eut un instant de doute et de profonde solitude. Venait-il de saboter une fois de plus les chances de changer sa vie ? Il refusa cette éventualité en sentant la présence de Catherine à ses côtés et son hypothétique soutien dans cette épreuve.

Dans un sourire, il reprit une nouvelle dose d’assurance.

- L’histoire que j’ai à vous proposer va révolutionner la littérature. Je vous promets une histoire d’amour sans aucun précédent. Je vous promets un vertige d’émotions, une somme inédite de rebondissements, un déluge de  tristesse, un sommet du drame humain. Je vous promets la peine, l’espoir et la joie dans leur vérité la plus totale. Je vous promets la richesse et la grandeur d’une vie, d’une passion, d’un homme et d’une femme. Je vous promets l’incertitude, le soulagement, la déception et le désespoir. Je vous promets une âme, un cœur et un esprit. Je vous promets tout cela et bien plus encore. Car cette histoire ne se contentera pas d’être belle. Elle changera la vôtre, la sublimera jusqu’à remettre totalement son sens en question. Elle modifiera votre passé, altèrera votre présent et vous forgera un nouvel avenir. Elle fera partie intégrante de votre identité, de votre destin. Cette histoire est une bombe qui va changer la face du monde. Alors oui, je pense que c’est assez ambitieux pour vous plaire.

Visiblement Michael Manfred ne s’attendait pas à pareille déclaration. Et il apprécia vite la chose à sa juste valeur.

Il jeta un regard empli de sous-entendus à Catherine qui ne savait pas si elle devait se réjouir ou bien disparaître. Lorsque  son père posa une main sur l’épaule de David, elle sut.

- Et bien, Monsieur Cross, voilà ce qui s’appelle se vendre. Vous avez la langue bien pendue. J’ose espérer que votre plume est aussi aiguisée. Catherine va vous donner mes coordonnées. Je compte sur vous pour me faire parvenir très vite ce chef d’œuvre en devenir.

Nouvelle œillade. Puis le grand patron de Squirrel Editions prit congé.

Catherine se rua sur David, le cœur battant.

- Dites-moi que vous l’avez écrit et qu’il ne vous reste plus qu’à le peaufiner.

David la regarda avec son sourire idiot.

- Pas une seule ligne.

- Quoi ? Vous rigo…

Elle vit qu’il ne rigolait pas.

Alors la douceur de ses traits prit la tangente.

- Vous savez quelle sorte d’engagement nous venons de prendre auprès de mon père? Je suis dans le même bain que vous, figurez-vous ! Je vous avais fait confiance, je croyais…

David l’interrompit d’un geste étudié qui le surprit lui-même.

- Faites-moi toujours confiance.

Il la dévisagea ouvertement sans savoir si son attitude lui était dictée par Conrad Conley ou par lui-même.

- Quelque chose me dit que je vais l’écrire rapidement.

Il venait de trouver une source d’inspiration bien plus efficace que toutes celles qui avaient généré ces médiocres créations passées.

Elle le dévisagea et à son grand dam, sut qu’il ne mentait pas.

A ce moment, comme pour briser l’intimité qui commençait à naître, le téléphone de David se mit à sonner. Sa sonnerie était l’Ode à la Joie. Une évidente ironie pour quelqu’un habitué à collectionner les mauvaises nouvelles. Jusqu’à maintenant. Car quelque chose lui disait que c’était en train de changer.

- Excusez-moi, Catherine.

Il prit l’appel.

- Kevin ? Oui. Tout à fait d’accord avec toi. Fou ?

L’occasion était vraiment trop bonne et David se sentait bien trop en veine pour la manquer.

- Oui, absolument, je suis fou.

Il dévora enfin Catherine des yeux.

- Oui, fou amoureux.

 

CHAPITRE 7

 

David fut réveillé par la sonnerie du téléphone. Sa main trempée de sueur étreignait encore la robe de satin noire. Les larmes lui vinrent rapidement. Le visage de Catherine occupa son esprit tout entier comme un diamant trouve le parfait écrin pour le sertir. Il ne pouvait imaginer continuer à vivre sans elle à ses côtés. Ils étaient devenus indissociables. Sans elle, il n’était qu’une moitié de lui-même. Et sûrement pas la meilleure.

La sonnerie insistait, se moquant de ses états d’âme.

Il décrocha dans l’espoir totalement absurde d’entendre la voix de Catherine, de l’entendre lui reprocher d’avoir oublié de faire les courses, d’avoir oublié de venir la chercher chez Betsy, sa meilleure amie, d’écrire tard dans la nuit en oubliant d’être à ses côtés, n’importe quel grief pourvu que ce soit sa voix et celle de personne d’autre.

- Je suis désolé, David, j’étais retenu à l’autre bout du pays. Quand je suis arrivé, t’étais déjà sorti de l’hôpital. Je ne sais pas quoi dire. Catherine…C’est…Tu veux que je passe à la maison ? Je suis tellement…

David raccrocha.

Il avait un deuil à faire. A Kevin de faire le sien.

 

David dormit longtemps. Dans ses rêves dansait le visage de Catherine. Dans ses rêves, ils survivaient tous deux à l’accident, leur vie se poursuivait. Et ils étaient heureux.

Epaulé par ses souvenirs, l’esprit de David en construisait de nouveaux.  Mais à un moment donné, le rêve basculait.

Ils étaient tous les deux invités à une soirée, se tenant à une distance respectable l’un de l’autre. David se sentait paralysé. Malgré tous ses efforts, il ne parvenait pas à se rapprocher d’elle. Ils se dévisageaient de temps à autre, ni plus, ni moins, puis la mort dans l’âme, David voyait Catherine quitter les lieux et monter dans une imposante voiture noire conduite par un homme aux cheveux bouclés qu’elle semblait connaître intimement. Au moment où il les voyait s’enlacer…

Il se réveilla en sueur, le cœur battant à tout rompre. Son regard se porta sur la robe noire en satin dans laquelle il s’était à moitié enroulé. Il sentit les larmes venir à nouveau. Il se prit la tête entre les mains. Ce dernier rêve – ce cauchemar – avait effacé la beauté des précédents. En dépit de la présence de Catherine, il lui avait laissé une terrible impression, une sensation glaciale, comme si la réalité de sa nouvelle vie voulait s’imposer à lui, même dans son inconscient.

Elle n’est plus à toi. Tu ne peux plus la rejoindre. Vous êtes séparés à jamais. Tu es tout seul. Elle est morte. Elle est morte. Elle est morte. Morte. Morte. Morte. Morte. Morte. Morte. Morte. Morte. Morte. Et sans doute enterrée.  

L’image fut un poignard dans son esprit. Catherine enterrée. Catherine reposant sous terre. Catherine enfermée dans une boîte. Catherine pourrissant, dévorée par les vers. Ce fut insoutenable.

- Je vais devenir fou. Catherine…

A peine le visage de la jeune femme revenait-il à son esprit qu’il ressentait une plaie béante s’ouvrir en lui et anéantir toute sa volonté de surpasser ce drame.

Il se recroquevilla comme un enfant, serrant la robe de satin noire contre lui,  faisant d’elle un linceul. Probablement le sien.

 

CHAPITRE 8

 

 

Il perdit rapidement la notion du temps.

Il s’éternisait dans son sommeil, ses nuits dévorant ses jours.

Seule la faim avait autorité sur lui pour le ramener à la réalité.

Le reste du temps, il restait allongé comme dans l’espoir de ne pas se réveiller ou de se réveiller à ses côtés.

Il ouvrait les yeux, fiévreux, abruti, plus fatigué encore. Ses rêves l’épuisaient. Il poussait son esprit dans ses derniers retranchements. Il faisait tournait sa mémoire comme un cheval fou autour d’une piste de cirque, inlassablement, encore et encore, se réappropriant chacun des moments passés avec elle, comme pour mieux les imprimer, comme un dessin sur lequel on repasse le crayon pour mieux en marquer les traits. Mais s’il continuait comme ça, il allait déchirer la feuille.

Qu’importait. Le mal qu’il pouvait se faire ne pouvait égaler celui qu’il avait reçu.

Gratuit !

Ce mot lui revenait sans cesse à l’esprit.

Tout cela était totalement dénué de sens, de justification.

Etait-elle morte pour lui permettre de comprendre à quel point le bonheur avait un prix ?

Quelle était la morale de l’histoire ?

Son cerveau n’arrivait pas à lui fournir la moindre réponse.

Il était embouteillé, parasité.

Il n’y en avait pas, tout simplement. Parce que la mort n’est pas une question ouverte ou fermée. C’est un impératif.

Il ne l’acceptait pas.

Trop radical.

«  Je veux voir le responsable ! » se dit-il, ne sachant s’il était sérieux ou s’il se raccrochait à un trait d’humour rattrapé in extremis.

Il ne pouvait se faire à l’aspect définitif de sa situation.

«  Tu es veuf, mon gars ! Faut te faire une raison. Une de perdue… »

- Ta gueule !

Il ouvrit les yeux. Il était à genoux sur le parquet de la chambre. Il tenait toujours la robe de Catherine.

Et il était toujours seul.

 

Une semaine passa ainsi. Peut-être plus.

David ne se levait que pour manger un peu et entretenir un semblant d’hygiène.

Un jour, des coups résonnèrent à la porte d’entrée.

David émergea d’une énième sieste. Groggy, comme sous l’effet de puissantes drogues, il analysa le bruit. Cela venait bien de chez lui. Etait-ce amical ? Etait-ce important ?

Il se rappela qu’il n’y avait rien de plus important que de rejoindre Catherine, une fois de plus, de la seule manière qui lui était désormais permise. Rien ni personne ne pouvait empêcher cela.

Il fit retomber sa tête sur l’oreiller et rajusta la robe de Catherine sur lui.

- Allez tous vous faire foutre !

Puis son visage se radoucit.

- J’arrive, chérie. J’arrive tout de suite.

Les coups redoublèrent.

- David, ouvre ! C’est moi, Kevin ! Ouvre cette porte, nom de Dieu !

Un long silence s’instaura.

- David, je te préviens : si tu n’ouvres pas cette foutue porte dans cinq secondes, je la défonce sans hésiter !

Au bout de trente secondes, Kevin adopta une posture menaçante. Il allait faire de son épaule musclée un bélier efficace lorsque la porte s’ouvrit.

David se tenait dans l’entrée. Il faisait peine à voir. L’expression de Kevin se radoucit aussitôt.

 

CHAPITRE 9

 

Les deux hommes étaient assis à la table de la cuisine dont le plateau disparaissait sous un monceau de lettres et de prospectus. Ils n’avaient pratiquement pas échangé un seul mot. L’absence de Catherine pesait de tout son poids sur eux. Son absence étouffait leur voix.

Les mots leur semblaient de toutes façons insuffisants, blessants même.

Kevin posa sa main sur le bras de David. Ce geste de réconfort, de soutien lui rappela combien la situation était douloureuse et combien elle était surnaturelle et inacceptable.

- Tu devrais rebrancher le téléphone, risqua Kevin.

David ne répondit rien. Il semblait être ailleurs, refusant une réalité où la femme de sa vie n’existait plus, refusant cette réalité et tout ce qui s’y rapportait. Kevin comprit qu’il faisait désormais partie d’une vie que David voulait à tout prix abandonner. Malgré lui, son attitude venait rappeler la tragédie. Kevin serra les poings. Contrairement à David, il ne pouvait pas faire autrement. Il était le seul à pouvoir l’aider à surmonter cette épreuve. Il avait déjà joué ce rôle d’ange gardien avec plus ou moins de réussite, David n’étant pas ce qu’on pouvait appeler un homme facile. Mais cette fois, il devait y arriver coûte que coûte. L’enjeu était trop important.

Catherine était morte.

Et David n’était plus tout à fait vivant.

- Il faudrait que tu sortes un peu. Je t’invite au restau. Il y a une éternité qu’on ne s’est pas fait un mexicain.

Kevin sentit qu’il tenait le bon bout pour réveiller de bons souvenirs et détendre l’atmosphère.

- Tu te souviens de cette soirée avec Rita, la serveuse du « El Gringo » ? Bon dieu, je n’avais jamais vu une fille aussi chaude. Elle nous a littéralement harcelé. On ne savait plus où se foutre. Il a fallu que le patron en personne se déplace pour qu’elle nous laisse manger. Ce n’est pas qu’elle n’était pas attirante, loin de là, mais ce jour-là, elle avait dû se vider la bouteille de parfum sur la tronche. Ma parole, ça puait l’essence de rose à des kilomètres. Tu te souviens, j’ai même failli gerber mon chili !

Kevin s’esclaffa bruyamment comme il savait si bien le faire. Seulement sa bonne humeur fut loin d’être contagieuse. David demeurait prostré sur sa chaise, sans laisser supposer qu’il avait écouté le récit de son ami.

Kevin s’interrompit. Cela devenait franchement gênant.

David se tourna subitement vers lui.

- Je sais pourquoi tu fais ça. Mais ça ne sert à rien. Je veux que tu partes. Tu ne peux rien faire.

Kevin déglutit. Il avait espéré un peu plus de résultat. Il ne pouvait accepter d’en rester là.

- J’aimais Catherine. Tu ne peux pas imaginer à quel point je l’aimais. C’était une bénédiction pour moi de connaître une femme comme elle.

Il s’empara d’un coupe-papier.

- Si me couper un bras pouvait la ramener, je n’hésiterai pas une seconde. Mais ça ne servirait à rien. Ce serait stupide. Ce qui ne l’est pas, en revanche, c’est que je fasse tout ce qui est en mon pouvoir pour t’épauler. Je te le dois et je lui dois à elle. Tu dois lui survivre. Tu mérites d’être encore heureux. Arrête de te faire du mal.

David se leva et fit mine de quitter la pièce. Kevin lui empoigna le bras.

- Je ne te laisserai pas tomber. Je te le jure. Etre ton meilleur ami n’a jamais été un slogan bon marché pour moi et tu le sais. Notre amitié est ce que j’ai de plus précieux.

David se dégagea et le fusilla du regard.

- Alors ne reviens plus si tu y tiens tant que ça !

Puis il disparut dans l’escalier.

Le visage de Kevin se crispa. La seconde d’après, il renversait le courrier sur le sol de la cuisine.

 

CHAPITRE 10

 

David se réveilla en sursaut. Il venait de sentir la présence de Catherine comme jamais. Son cœur devint fou. Il scruta la pièce comme s’attendant à tout moment à la voir apparaître.

- La salle de bains !

Il se rua dans la pièce. Vide. La baignoire avait été utilisée récemment. Par lui ? Il ne savait plus. Non. Il avait dormi depuis bien trop longtemps. Et puis ces derniers temps, sa toilette laissait sérieusement à désirer.

- Catherine ? C’est toi ?

Elle était dans la maison, cela ne faisait aucun doute. Sa présence était détectable. Presque palpable. Il ne pouvait se tromper. Elle était là, en dépit de tout ce que cela pouvait remettre en question.

- Catherine ?

Il descendit.

Il entra dans la cuisine.

Le courrier n’était plus là. Quelqu’un l’avait rangé.

- Catherine, où es-tu ?

Il traversa le vestibule et pénétra dans le salon. Vide aussi.

Elle était donc sortie.

Et puis soudain il entendit sa voix.

- Je ne supporte pas de te voir comme ça.

Il se retourna. Elle semblait si proche, pourquoi ne la voyait-il pas ? Et pourquoi ne lui répondait-elle pas ? Sa voix était si triste. On aurait dit qu’elle pleurait.

- Catherine, réponds moi !

- Si seulement on pouvait être à nouveau ensemble.

David courut, revint sur ses pas. Il inspecta de nouveau l’étage avant de regagner le hall. Il devenait fou. De l’entendre lui parler et d’être dans l’incapacité de la voir était pire que tout.

Il ouvrit la porte d’entrée.

Il ne se rendit pas compte de l’effet qu’il fit sur le voisinage. Ses yeux pleuraient et son regard trahissait un état proche de la démence.

- Catherine ! Mais dis-moi où tu es ! Réponds-moi, nom de Dieu !

Une voiture s’arrêta à un feu. Les vitres étaient baissées. Le conducteur écoutait de la musique. David chancela et se raccrocha de justesse au chambranle de la porte.

C’était Unintended de Muse.

 

(à suivre)

 

 

 

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Commentaires

..CE QUI NE TUE PAS UN AMOUR.. le rend plus fort...
comme c'est beau et comme c'est vrai

Écrit par : cathy | mardi, 18 décembre 2012

mais qu'importe.. Puisque l'amour existe..Il y a plusieurs formes d'amour..
L'amour physique, l'amour spirituel, l'amour d'une grande amitié..
L'amour tout court.. !
Qui Malgrés tout peut suffire pour mettre du baume au coeur ..
un amour qui vient du coeur.. c'est du bonheur.. meme si l'amour c'est douloureux..
j'ai lu récemment que le bonheur rend malheureux.. Cathy

Écrit par : cathy | jeudi, 20 décembre 2012

..et pourquoi amour impossible.. ,? rien n'est impossible..dans la vie non,?
CATHY

Écrit par : cathy | jeudi, 20 décembre 2012

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