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dimanche, 01 mars 2015

Tribal [Nouvelles/Fantastique]

 

Pour Viking

 

 

 

Le Pigment

 

   Nul ne se souvient comment il a été trouvé, ni même par qui. Depuis longtemps, les légendes ont remplacé l’histoire, comme elles l’ont souvent fait à travers les âges.

Ce qui est certain, c’est que cette découverte a bouleversé le quotidien des hommes. Regroupés en clans dans un monde dévasté par des guerres ancestrales, ils ont cru que le Pigment était la réponse tant attendue à leurs prières. Après une cruelle période d’expérimentation, cette poudre noire a rapidement remplacé les encres classiques qui permettaient aux hommes d’élaborer leurs tatouages.

Ces tatouages, qui jusqu’alors, ne représentaient que des moyens primitifs d’exprimer leur identité.

Avec le Pigment, les dessins gravés sur les corps devinrent alors des armes mortelles d’une puissance inégalée. Combiné à un esprit suffisamment fort et aguerri, le Pigment permet à l’esprit d’incarner la forme bestiale de son choix et de profiter de toutes ses capacités.

Avant même de comprendre l’étendue d’un tel pouvoir, les hommes sont repartis en guerre.

Tandis que certains vénèrent le Pigment comme un dieu, d’autres le maudissent, lui attribuant l’émergence d’une période encore plus sombre que les précédentes.

 

C’est ici, que cette histoire commence…

 

 

Les deux hommes progressaient aussi vite que le leur permettait la crainte d’être rattrapés ainsi que l’eau marécageuse dans laquelle ils pataugeaient depuis bien dix minutes.

Témoin silencieux de leur échappée nocturne, la lune projetait sur eux les rayons de sa face blafarde... Qu’ils espéraient bien être la seule chose à redouter.

Le plus jeune des fugitifs portait sous le bras un récipient métallique, probablement à l’origine de leur course éperdue.  Il eût contenu le Saint-Graal qu’il n’aurait pas bénéficié de plus de soins de la part de son porteur.

Le vétéran s’arrêta brusquement. L’autre ouvrit de grands yeux en le voyant :

- On a pas le temps de s’arrêter ! La route est encore longue ! Personne nous a vu, mais l’esprit de  Méfisto nous a peut-être détectés !

Comme s’il n’avait rien entendu, Damas déchira sa chemise d’un geste brusque et la jeta dans l’eau. Il mit un genou au sol.

- Tu ne m’apprends rien ! C’est pourquoi je vais tâcher de te faire gagner un peu de temps. Méfisto n’est pas loin. Je peux le sentir. Il ferma les yeux.

- Et je sens encore bien mieux sa colère.

Aegern hésita à repartir. Il détailla le dos musclé de son compagnon recouvert d’un tatouage à l’effigie d’un serpent dont les écailles luisaient d’un éclat métallique. Il allait contester cette décision lorsqu’il vit les yeux du reptile prendre vie. A l’instant où son corps squameux commença à s’extraire de la peau en d’impressionnantes volutes, il comprit qu’il était trop tard pour débattre de la question. Il n’avait plus le choix.

- Bonne chance, Damas !

Aegern se remit à courir non sans ressentir une amère pointe de culpabilité. Il brisait le Rituel. Il laissait un Guerrier seul en affronter un autre voire plusieurs, sans la protection d’un Gardien. Ce qui constituait un acte extrêmement dangereux. Son esprit désormais lové au cœur du serpent géant tatoué sur son dos, le corps de Damas Slang devenait vulnérable à la moindre attaque. Il était alors facile pour un ennemi de venir se glisser jusqu’à lui et lui porter un coup fatal. Rôle précisément réservé aux hommes de la caste des Soldats. Des hommes qui combattaient de manière plus traditionnelle. Des hommes qui, pour différentes raisons, ne portaient pas de tatouages. Des hommes comme Aegern Valinas.

Le jeune homme serra plus fortement le coffret dans ses bras. S’il parvenait à l’apporter au camp, alors peut-être que leur clan prendrait un sérieux avantage. Le Pigment se faisait de plus en rare. Et par extension les Guerriers aussi. Ils avaient pris un vrai risque, Damas et lui. La paix fragile qui sévissait depuis peu allait peut-être voler en éclats. Ou bien en l’absence de l’arme ultime pour défaire ses ennemis, Méfisto allait enfin renoncer définitivement à poursuivre cette guerre qui durait depuis trop longtemps, les privant tous des bienfaits dont cette ère si sombre était déjà bien avare.

De grands cris retentirent derrière lui. Aegern s’arrêta et fut tenté de rebrousser chemin. Mais le contact froid du coffret lui rappela qu’il avait lui-même une mission à accomplir. Il reprit sa route. Il se consola en se rappelant combien Damas était un Guerrier redoutable et expérimenté. Il occulta volontairement le fait que Méfisto n’avait jamais été vaincu par un autre Guerrier que Wulfen, le chef de leur clan.

Le serpent desserra son étreinte, permettant aux corps des trois Soldats de toucher le sol.

D’autres arrivaient, leurs lames scintillant comme des feux follets sous la lune, témoin silencieux de l’affrontement surnaturel. Sous sa forme animale, Damas avait fort à faire. Il devait se préserver des coups ennemis, repérer Méfisto et empêcher toute tentative de ses adversaires d’arriver jusqu’à son enveloppe humaine, toujours agenouillée dans le marais, non loin de là.

Des flèches et des carreaux d’arbalète fusèrent. Damas incurva brusquement son corps souple et plongea jusqu’au sol, esquivant les projectiles qui se perdirent dans la nuit. Il broya un autre homme dans ses anneaux et arracha la tête d’un autre de ses puissantes mâchoires.

Méfisto était tout près. Il avait déjà dû revêtir sa forme démoniaque. Damas glissa entre des troncs d’arbres noueux. Il aperçut une silhouette prostrée, comme absorbée par une prière. L’homme était chauve et imposant.

C’était le corps de Méfisto.

Damas ralentit. C’était une chance inouïe. Il prit le temps de vérifier les alentours et poussa un sifflement de satisfaction en constatant l’absence d’un quelconque Gardien. Méfisto était réputé pour sa vaillance, mais aussi pour son arrogance. Il lui était déjà arrivé de se priver d’une escorte personnelle dans des conflits qui pourtant l’exigeaient. Apparemment, il avait cette fois encore négligé pareille précaution. Damas se jura que cette fois-ci serait la dernière. Il rampa à toute allure vers le corps immobile, sans défense. Alors qu’il ouvrait la gueule pour déchirer sa proie, celle-ci s’éveilla sans explication, redressant sa tête et son buste. Le temps d’une fraction de seconde, Damas vit plusieurs choses. Il vit le démon tatoué sur le torse de Méfisto, preuve qu’il venait de tomber bêtement dans une embuscade. Il vit les deux hallebardes démesurées que son ennemi projeta vers lui de toutes ses forces. Et enfin il vit son sourire, plus menaçant encore que tout le reste et qui lui apprit que Méfisto, aussi arrogant était-il, demeurait d’une intelligence au moins égale.

 

Quelques instants plus tard, les hommes de Méfisto rapportèrent le corps sans vie de Damas et le déposèrent aux pieds de l'intéressé.

- Ils étaient deux, précisa froidement le chef de clan.

Une série de balafres barraient son profil gauche. Son œil meurtri était effrayant lorsqu’il s’agrandissait sous le coup d’une vive émotion.

Et justement, Méfisto était furieux.

- Il ne devrait pas être loin, rassura son bras droit.

Sur ces mots, Kurgan Kotkas ôta sa pèlerine noire et découvrit un griffon majestueux dessiné sur son dos.

Méfisto le regarda s’agenouiller au sol pour entrer en léthargie. Il ajouta :

- Ne t’aventure pas trop loin. Ne franchis pas leur territoire. Que tu le retrouves ou non, j’aurais de toutes façons bientôt une entrevue avec ce cher Wulfen.

 

 

Le loup dressa ses oreilles et fixa son regard sur un point, droit devant lui, connu de lui seul. Le jour était à peine levé et il était déjà en chasse. Il devinait sa proie. Mieux que cela. Il pouvait sentir sa chair encore jeune, légèrement parfumée, son corps souple et alerte bondissant parmi les arbres et la végétation dense du sous-bois. Malgré les écharpes de brume et l’humidité, rien ne semblait être en mesure d’affecter sa remarquable perception.

La jeune fille n’avait pas dix-huit ans. Ses cheveux dorés faisaient comme une flamme vivante derrière elle lorsqu’elle courait. Elle s’immobilisa derrière un buisson en entendant un craquement. La bête était sur ses traces. Elle pensait l’avoir semée, mais une fois de plus, elle était menacée. Elle ne put réprimer un frisson. Malgré l’inconfort de sa situation, elle ne pouvait s’empêcher de sentir l’adrénaline saturer son corps. Et elle savait qu’il devait en être de même pour l’animal.

Elle en était à ce stade de ses réflexions lorsqu’un grondement dangereusement proche l’avertit du danger. Elle quitta rapidement sa cachette et s’élança en direction du camp.

Elle savait que si elle atteignait la tour de guet, elle avait gagné. Le loup ne pourrait pas s’aventurer au-delà. Trop risqué pour lui. Elle courut sans se retourner. Derrière elle, le prédateur émettait des sons menaçants, sous doute destinés à saper le sang-froid de sa proie.

Il se rapprochait. Nalen percevait maintenant le bruit de ses pattes et de son corps se glissant dans les hautes herbes. Ils avaient quitté le bosquet. La tour de gué et l’enceinte du camp étaient maintenant nettement visibles. La jeune fille accéléra l’allure. Elle était en très bonne condition physique. Ce qui était une bonne chose étant donné la détermination de son poursuivant. Le loup tenta un bond presque désespéré pour la plaquer au sol ou même la déséquilibrer. Mais l’humaine avait un  sixième sens qui n’avait rien à envier au sien. Elle fit un pas de côté, presque dansant, et évita l’attaque. Elle glissa sur l’herbe détrempée, mais se rattrapa à temps pour ne pas perdre l’avantage. Le loup se reçut prestement et profita d’un rocher pour rebondir en direction de la fugitive. Il réussit à réduire la distance les séparant, mais il ne se faisait plus d’illusions. Il avait été trop loin. Continuer présentait beaucoup trop de risques. Surtout pour un enjeu aussi futile. En voyant Nalen toucher la tour de guet, il ralentit, puis s’immobilisa. Elle venait de gagner et ne se priva pas de le lui faire savoir à grands renforts de cris et de gesticulations en tous genres.

Wulfen relativisa. C’était une jeune fille et lui un grand Guerrier, Chef de Clan de surcroît. Il fallait qu’il apprenne à mettre sa fierté de côté, de temps en temps. Et puis, ce jeu faisait tellement plaisir à Nalen qu’il avait le plus grand mal à ne pas se soustraire à ces caprices. Lui-même devait reconnaître qu’il prenait un certain plaisir dans cette chasse virtuelle. D’autant qu’il était de ce fait bien placé pour enregistrer les progrès de sa petite protégée.

Nalen avait perdu ses parents très jeunes, tout comme Teos Alaminas. Ce qui avait d’ailleurs rapproché quelque peu les deux adolescents. Wulfen se surprenait parfois à nourrir d’étranges projets pour elle.

Les Soldats commençaient à manquer. La dernière bataille contre le clan de Méfisto les avait privé de plusieurs vétérans. Nalen possédait d’étonnantes capacités qui lors d’un conflit pouvaient certainement faire la différence. Il l’imaginait déjà se faufilant parmi les hommes de son ennemi juré et venir d’un seul coup d’épée lui trancher la tête. Oui, elle ferait certainement un excellent Soldat. Il préféra arrêter là ces divagations. Quand il résonnait ainsi, d’un point de vue purement martial, ce n’était pas toujours sain. Certains le lui avaient déjà reproché dans le passé. Teos Alaminas était de ceux-là. Teos qui avait toujours refusé de se faire tatouer même à l’époque où le Pigment n’était pas une denrée aussi rare. C’était un choix délibéré pour ne pas grossir les rangs des Guerriers et surtout pour bannir autant que possible de son existence une guerre sanglante et absurde qui l’avait privé trot tôt de ses parents. Wulfen ne pouvait pas le lui reprocher, mais cela ne l’empêchait pas encore de temps de temps de lui proposer de lui tatouer quelque animal-totem. Même un tout petit.

Si Teos savait quelles pensées il lui arrivait de nourrir à propos de Nalen, il ne manquerait pas à coup sûr de le lui faire payer.

"Quand on parle du loup," songea Wulfen. Il aperçut Teos rejoindre sa protégée.

Le garçon était devenu un bel athlète. Il plaisait beaucoup aux autres jeunes filles. Mais lui n’avait d’yeux que pour Nalen, et ce, depuis longtemps déjà.

Wulfen se demandait souvent à quel moment il se déciderait à lui déclarer sa flamme ou à défaut à lui demander conseil. Mais là, il ne fallait pas rêver. Il existait trop d’amertume entre eux pour que Teos s’abaisse à de telles extrémités. Dommage pour Nalen, se dit le Guerrier. Il ressentit brusquement le regard acéré du garçon sur lui. Sa présence semblait lui déplaire. Certains jours, sa rancœur était exacerbée. Aujourd’hui devait être de ces jours. Valkya, sa compagne de toujours, vint rejoindre les deux adolescents. Elle adressa un signe à l’attention du loup indiquant un message urgent. Wulfen comprit qu’il était temps de reprendre forme humaine.

Il rebroussa chemin et courut réintégrer son corps de Guerrier.

 

- Ils sont revenus ? s'enquit Wulfen, plein d'espoir.

Il avait rejoint sa compagne sur la grand-place, mais à l'écart des autres, près d'une échoppe désertée.

Le visage de Valkya s'assombrit quelque peu.

- Aegern a le pigment.

Wulfen comprit ce qu'il était advenu de Damas. C'était un brave Guerrier et un ami fidèle. La victoire avait un goût amer.

Teos se planta soudainement devant Wulfen, les poings serrés et le défiant du regard :

- Pourquoi n'as-tu pas envoyé plus d'hommes ? Damas serait encore en vie, à l'heure qu'il est.

Wulfen soupira d'exaspération. Il aurait aimé se passer de la corvée de se justifier auprès d'un simple membre du clan, ce qu'était Teos finalement.

- Plus d'hommes aurait empêché la discrétion nécessaire à cette mission. Et en conséquence aurait sonné comme une déclaration de guerre.

- Mais c'est bien ce que tu viens de faire en décidant de les envoyer là-bas !

- Leur mission était de voler le pigment sans se faire voir, afin que les soupçons ne puissent pas se porter sur notre clan.

- Alors c'est de leur faute, c'est ça ?

- Je n'ai pas de compte à te rendre, Teos. Par contre Aegern m'en doit.

A ces mots, Wulfen s'éloigna, laissant le jeune homme se consumer de colère sur place. Valkya le prit dans ses bras pour le réconforter. Elle seule en avait le pouvoir et surtout le droit. Même si elle était la femme de Wulfen, étrangement, elle avait réussi à tisser un lien privilégié avec Teos. Sûrement parce que sa mère et elle avaient été proches à une époque, Valkya faisant parfois office de nourrice. Wulfen et elle n'avaient pas d'enfants. Un choix possible quand on était à la tête du clan.

 

Les murs d'un blanc immaculé de la Grande Salle formaient un dôme parfait percé d'une multitude de meurtrières qui laissaient passer au quotidien la lumière naturelle du soleil en un entrelacs fantastique de faisceaux.

Le jour, encore jeune, n'émettait pour l'heure que de timides rais affleurant les ouvertures et la pénombre n'était combattue que par le timide rougeoiement de quelques feux moribonds.

L'allée bordée de braseros diffusant une odeur d'encens apaisante était bondée comme à une assemblée officielle. Mais lorsque Wulfen parut à l'entrée, en un instant, elle fut désertée. Seul un homme resta assis face au Chef du clan. Il tenait un coffret argenté aux motifs complexes dans ses mains tremblantes donnant l'illusion qu'il était animé d'une vie propre. On aurait pu le croire plus aisément en connaissant la nature précise de son contenu.

Lorsque Wulfen s'immobilisa devant lui, Aegern Valinas se redressa. Son visage était empreint d'une solennité glacée. Il tendit le coffret parce que c'était la seule chose à faire, mais le poids qu'il paraissait supporter ne s'allégea pas pour autant.

- C'est fait, se contenta-t-il de dire.

La mort de Damas pesait sur les deux hommes, sur le village entier. Wulfen aurait dû ressentir de l'embarras à défaut d'une franche culpabilité. Mais fidèle à lui-même, il interrogea sans le moindre état d'âme :

- Il s'est sacrifié, n'est-ce pas ?

Aegern hocha simplement la tête.

Les traits de Wulfen se durcirent. La mort de Damas le peinait bel et bien lui aussi. Il l'exprima à sa manière :

- Il ne fallait pas qu'ils vous voient, c'était la condition. Vous le saviez tous les deux. Damas en a payé le prix et il se peut que d'autres que lui le payent dans un avenir proche.

Aegern tressaillit. Evoquait-il un châtiment ? Wulfen punissait rarement, mais quand cela se produisait, c'était une leçon qu'on retenait toute sa vie.

Comme s'il avait lu dans ses pensées, le Chef du Clan ajouta froidement :

- Si notre village est attaqué, tu seras le premier à juger votre maladresse à sa juste mesure.

Aegern aurait pu expliquer que rien que pour atteindre le coffret, ils avaient évité de nombreuses patrouilles et déjoué un nombre incalculable de pièges. Mais seul le résultat comptait. L'obtention du Pigment de Méfisto n'était plus la victoire espérée dès lors qu'elle était connue de lui. Elle avait perdu sa valeur. Le vent soufflait à nouveau sur les braises de la guerre. Wulfen pouvait presque en sentir la chaleur sur son corps. Comme pour faire écho à son trouble, son tatouage frémit un bref instant. Pour lui, c'était évidemment un mauvais présage.

La main apaisante de Valkya choisit ce moment pour étreindre son bras.

- J'ai réuni tout le monde sur la Grand-Place. Il est temps de les mettre tous dans la confidence.

Wulfen esquissa un rictus. Il aurait tellement aimé pouvoir annoncer une bonne nouvelle. Il s'était trop imaginé en sauveur de son peuple pour ne pas ressentir le cruel poison de l'humiliation. Mais personne ne lui ferait de reproches. Hormis Teos. Parfois il se disait qu'il faisait fausse route. Mais l'impression disparaissait aussi vite qu'elle naissait dans son esprit. Sans doute une question de survie pour lui.

 

Juché sur un rocher affectant la forme d'une tête de loup, Wulfen dominait l'assemblée. Il jeta plusieurs regards suspicieux vers les cieux, comme dans la crainte de voir une armée lui fondre dessus. Ce qui, compte-tenu des circonstances, n'était pas improbable.

Sa voix puissante se fit entendre, faisant taire les murmures et dominant le souffle du vent qui s'était levé :

- Damas a péri cette nuit contre notre ennemi. C'était un brave Guerrier, respecté de tous.

Les têtes s'inclinèrent. Il n'y aurait pas de cérémonie officielle. Chacun honorerait le défunt selon sa volonté. Il n'y avait plus de cérémonie depuis que la guerre les avait privé du temps nécessaire pour pratiquer les rituels mortuaires.

Après une courte pause, Wulfen reprit avec conviction :

- Je vous laisserai seuls juges pour savoir si ce que nous avons obtenu méritait cette perte.

Sans plus de préliminaires, il dévoila le coffret d'argent qu'il tenait jusqu'alors dans son dos :

- Nous avons le Pigment de Méfisto !

Sa déclaration retentit comme un cri de guerre alors qu'elle était censée tous les apaiser pour le futur du clan. Wulfen lui-même s'en rendit compte, mais cela n'empêcha pas les poings de se lever et de formidables clameurs de victoire de saluer cette annonce. Le clan était avec lui, comme toujours.

C'est alors qu'il remarqua Teos au milieu des autres, comme l'incarnation vivante de ses doutes, évidemment le seul qui ne se réjouissait pas. Il le vit le fusiller du regard, grimacer comme pour le provoquer avant de se fondre dans la foule.

Wulfen déglutit. Son devoir de Chef n'était pas terminé. Il était maintenant temps d'annoncer les mauvaises nouvelles. A quelques mètres sur sa gauche, Valkya lui sourit tendrement pour lui insuffler force et sérénité. Et cela fonctionna, comme toujours.

Suite à sa déclaration tonitruante, les langues s'étaient inévitablement déliées et les questions commençaient à fuser. Il brandit sa paume droite en avant afin de réclamer le silence.

Le vent soufflant dans les allées poussiéreuses se fit à nouveau entendre avant que la voix de stentor de Wulfen ne lui ravisse à nouveau l'attention de son auditoire, qui de toutes façons, n'avait d'yeux que pour lui en une heure aussi grave :

- Nous avons obtenu le Pigment de Méfisto, mais il est vital de reconnaître que nous avons du même coup récolté sa colère. Car il sait que nous l'avons.

Il n'adressa aucun regard à Aegern, mais ce dernier, connaissant sa faute et résolu à l'assumer, se fraya un chemin dans la foule et s'avança devant la tribune. Il fit face à la foule, et appuyant un genou au sol, la dévisagea avec une sorte de fièvre intérieure, sans mot dire, tous les muscles tendus de son visage comme offerts en sacrifice.

Satisfait, Wulfen, poursuivit :

- Vous savez ce que cela implique. Ma priorité a toujours été...

- Viens, dit Teos.

Nalen paraissait hypnotisé par le Chef du Clan. C'est à peine si elle avait conscience de la présence du jeune homme à ses côtés.

Ordinairement, Teos avait toujours du mal à obtenir son attention et de tenter d'y parvenir en de telles circonstances représentait dès lors un défi de taille. Un autre jour, il aurait peut-être abandonné immédiatement. Mais ce jour-là, son orgueil était vivace, et sa récente altercation avec Wulfen n'était sans doute pas étrangère à cela.

- Viens, son discours, on le connait par coeur. J'ai quelque chose à te montrer. C'est très important.

Nalen parlait rarement. Au point que certains la considéraient encore comme muette de naissance. Elle se contenta de brandir sa paume droite comme l'avait fait Wulfen quelques instants plus tôt sans même détourner le regard. Teos fulminait. Il lui fallait cette victoire, mais s'il n'osait pas quelque chose d'inédit, c'était peine perdue, il le savait. Alors, le coeur battant à tout rompre, les jambes flageolantes, il fit ce qu'il n'avait jamais espéré faire un jour. Il prit la main de la jeune fille et la tira vers lui, l'obligeant à plonger ses yeux dans les siens :

- Viens avec moi, Nalen !

L'intéressée ne put cacher le trouble généré par ce geste. La bouche entrouverte, ses yeux noisette écarquillés, elle dévisageait Teos dans l'attente des évènements, docile. Ce dernier sourit, aussi fière de lui que touché par l'émotion qu'il venait de faire naître entre eux.

Il se mit à courir, entraînant Nalen avec lui. Elle le suivit de bon gré, finalement enivrée par la surprise et le mystère. Elle eut bien un frémissement lorsqu'elle comprit qu'ils sortaient du village, en direction de la forêt, mais son esprit était trop avide de liberté pour s'effrayer d'aussi peu.

Wulfen était en train d’alerter le Clan sur de prévisibles représailles de la part de Méfisto lorsque Valkya se posta près de lui pour lui murmurer :
- On vient de m’informer que des Eclaireurs ont rencontré Méfisto à la Croisée des Vents.
Les yeux de Wulfen grossirent sous le coup de l’émotion et sa mâchoire se crispa. La réalité venait d’épouser ses craintes bien plus tôt qu’il ne l’aurait cru.
- Que veut-il ?
- Seulement te parler.
- Très bien, je vais le rejoindre là-bas.
- Non. Il est déjà ici.
- Quoi ?
- Il est venu en paix. Avec un présent.
Wulfen tenta de calmer son esprit tourmenté. Une réconciliation ? C’était trop beau pour être vrai.
Il observa son peuple : sa foi, son inspiration depuis toujours. La confiance aveugle qu’ils avaient tous en lui ne devait plus se payer avec le prix du sang. Il fallait qu’il accepte ce qui pouvait constituer une injure à ses yeux, voire un crime. L’avenir du Clan en dépendait.
Il expira bruyamment :
- Très bien, je vais lui parler. Mais je préfère envisager le pire. Fais en sorte que tout le monde soit prêt au combat. Fais réviser les tatouages qui en ont besoin par Fadel. Je vais retenir Méfisto aussi longtemps que possible. Il n’attaquera sûrement pas aujourd’hui, mais je préfère ne pas prendre de risque. J’en ai assez pris je crois.
Valkya acquiesça. Elle l’embrassa vivement et une seconde plus tard elle était déjà toute à sa tâche.
Wulfen dépassa le cortège de sentinelles. Il ne redoutait aucun débordement de ses hommes. Il les savait trop raisonnables. Ce qui allait lui être d’un grand secours pour tenter de calmer l’esprit échauffé de son ennemi juré qui avait lui aussi subi une perte irréparable.
Méfisto était escorté de plusieurs Guerriers et Soldats que Wulfen reconnut du premier coup d’œil. Certains d’entre eux avaient fait partie de son propre clan plusieurs années auparavant. Cela aurait pu remettre en question sa manière de diriger, mais il s’était davantage convaincu de la faiblesse de leurs esprits et du pouvoir de conviction de Méfisto.
Ce dernier arborait une tenue simple au même titre que son expression. Indéchiffrable aurait été plus juste.
- Nous savons tous les deux ce que je suis venu chercher.
- Tout comme nous savons tous les deux que je ne te le donnerai pas.
- Je ne veux pas la guerre. Tout comme toi je suis un homme de paix. Je te donne une dernière chance de l’éviter.
- Tu as tué Damas et tu viens me parler de paix !
- Il serait encore en vie s’il n’avait pas joué les cambrioleurs. Dois-je te rappeler sur les ordres de qui il agissait ?
Wulfen contint sa colère. Il savait que Méfisto cherchait à le déstabiliser et plus encore à le faire passer pour le méchant aux yeux de son Clan. C’est sans doute ainsi qu’il était parvenu à convertir des hommes à lui à sa cause.
Plus aucune chance que cela se produise désormais. Il avait bien veillé à cela.
Méfisto reprit :
- Cela dit tes hommes ont été très efficaces, d’une absolue discrétion. Sois-en persuadé. Malheureusement pour eux, et pour toi, j’ai acquis un sixième sens extraordinaire grâce à l’usage répété de notre art. Je peux faire sortir mon esprit de mon corps sans même avoir recours à mon tatouage. Pas très loin, certes, mais cela donne déjà quelque résultat.
A ces mots il produisit l’objet qu’il avait jusqu’alors tenu secret dans son dos.
La tête de Damas Slang atterrit devant les pieds de Wulfen.
Alors seulement, Méfisto fit éclater sa rage :
- Qu’est-ce qu t’en dis, Wulfen ? Ca valait le coup de t’introduire chez moi et de me voler mon bien ?
Le choc de cette vision ébranla nettement Wulfen. L’une de ses jambes ploya comme sous l’effet d’un formidable coup de masse. Méfisto ne sourit pas, mais sa satisfaction à voir son rival ainsi fragilisé fut tout aussi manifeste. Et c’est avec un air terriblement serein qu’il déclara :
- Je ne suis pas venu négocier avec toi, Wulfen. Sans Pigment, on n’a plus rien à perdre.
Il leva un bras et ses doigts s’écartèrent d’un seul coup. Des cris retentirent aussitôt dans le ciel. Une armée d’imposants oiseaux de proie portant des Soldats ennemis dans leurs serres et conduit par un griffon de la taille d’un cheval descendit en piqué sur le village. Le griffon lui-même transportait deux Guerriers.

Wulfen comprit qu’il était tombé dans une embuscade. Il aurait dû s’alarmer davantage de ne pas voir le puissant Kurgan Kotkas aux côtés de son chef. Peut-être qu’il devenait trop vieux. Mais ce n’était guère le moment de s’apitoyer. Il entendait déjà les clameurs des premiers affrontements dans le village.
Méfisto venait de disparaître derrière sa garde rapprochée.
Deux Ecorcheurs s’avancèrent armés chacun d’une paire de griffes. La fonction de ces Soldats était on ne peut plus précise : s’ils ne pouvaient tuer le Chef du Clan ennemi, ils devaient impérativement l’affaiblir, en défigurant son tatouage afin de lui faire perdre de sa puissance jusqu’à le rendre totalement inopérant dans le meilleur des cas.
Wulfen esquiva promptement la première attaque, il plongea sous le bras armé et d’un formidable uppercut terrassa le premier homme. Le second Soldat exécuta un arc de cercle dévastateur devant lui. Le Guerrier-Loup se jeta au sol et balaya les jambes de son adversaire. Ce dernier parvint à garder l’équilibre en s’appuyant sur la hampe d’un étendard fichée dans le sol, mais prenant appui sur elle, Wulfen se redressa en un tournemain et bondissant tel un fauve, il joignit ses mains au-dessus de sa tête et enfonça le nez du Soldat dans son visage avec cette massue improvisée.
De son passé de Soldat il lui restait encore quelques restes qu’il entretenait le plus souvent possible. Le plus gros risque pour un Guerrier était de ne plus savoir se battre sans user de l’inKarnation*.
Voyant un groupe d’ennemis mieux armés faire mine de s’approcher, il se retrancha dans le village, escorté de plusieurs Gardes.

Fadel Felidae était un blond gaillard à la barbe finement taillée connu pour sa jovialité. Il n’avait pas fini de « réparer » tous les tatouages qui le nécessitaient lorsque la bataille commença. A son grand regret il fut obligé d’annoncer à certains qu’ils ne pourraient pas combattre en tant que Guerrier, mais simplement comme Soldat ou Gardien.
A deux de ces infortunés, ceux qu’on avait baptisé Les Mutilés, il adressa un sourire :
- Me feriez-vous l’honneur de me pouponner durant cette bataille ?
Les deux intéressés comprirent que c’était effectivement un privilège de protéger un Guerrier de sa trempe et ils acceptèrent volontiers.
Fadel s’agenouilla, son dos face à l’entrée de la tente. Ses deux Gardiens ôtèrent son pourpoint révélant un dos orné d’un tigre à la gueule béante. Fadel fit jouer ses muscles donnant l’illusion que l’animal commençait déjà à s’animer.
Les deux Gardiens comprirent que l'InKarnation* était imminente. Ils dégainèrent chacun un coutelas. Fadel ferma les yeux, prit de grandes inspirations et comme on appelle à soi un souvenir qui nous est cher,  son esprit appela le Pigment

Un Soldat de Méfisto armé d'une lance extirpa son arme du corps d'un adversaire avant de s'approcher d'une tente qu'il soupçonnait d'abriter un Guerrier.

Tout à sa tâche de ne faire qu'un avec son animal-totem, Fadel laissait ses deux Gardiens prévenir toute menace pesant sur lui. Hélas dans ce rôle, ils étaient peu expérimentés. Le Soldat empoigna sa lance et arma son bras pour qu'elle transperce le tissu. Un museau de tigre jaillit entre les omoplates du Guerrier et un instant plus tard le félin entier bondissait de la tente et se ruait sur le Soldat qu’il mit en pièces. Il poussa un rugissement retentissant avant de courir souplement vers un autre adversaire.

La taille d'une créature inkarnée* ne dépendait pas de celle du tatouage, mais seulement de la puissance de l’esprit du Guerrier l'animant.  Si le griffon inkarné par Kurgan Kotkas était encore loin de rivaliser avec celui des âges mythologiques, il était déjà d’une stature impressionnante et figurait parmi les adversaires les plus redoutables tous clans confondus.
Et pour cause.
Sa spécialité était d’attraper ses ennemis et de les laisser tomber d’une hauteur vertigineuse, ce qui ne manquait pas de jeter l’effroi parmi l’armée adverse lorsqu’elle voyait ses corps chuter comme des pierres et s’écraser violemment au sol. Il aimait encore plus réserver ce sort aux femmes et aux enfants.
Méfisto n’avait même pas eu besoin de l’investir de cette mission. Il se faisait lui-même un plaisir d’être le parfait Exécuteur, celui qui empêchait le clan ennemi de se développer.

* Termes employés dans les Clans. Les Inkarnations sont les créatures issues des tatouages réalisés avec le Pigment et contrôlées par les Guerriers. Jeu de mot avec ink signifiant encre en anglais.

Quatre Gardiens accompagnaient Wulfen vers la Grande Salle pour permettre son Inkarnation dans les meilleures conditions, tandis que trois Soldats dirigés par Aegern couvraient leurs arrières. Ce dernier était conscient que cette bataille était pour lui l'occasion de réparer son erreur et de se libérer du sentiment de culpabilité qui l'habitait depuis la mort de Damas. Il hurla et pointa un doigt vers le ciel lorsqu'il repéra le griffon piquer sur eux après avoir laisser choir une fillette. Aegern resserra sa prise sur sa lance et ayant adapté sa vue à la mobilité de sa cible, il projeta son arme d'un geste puissant, rapidement imité par ses compagnons.
Sous sa forme animale, Kurgan profitait d’un corps robuste, qu’il avait fait gagner en souplesse au fil de ses innombrables combats. D’un battement d’ailes il évita sans mal trois des projectiles fusant vers lui, avant de plonger vers le sol sans quitter des yeux Aegern. La lance que ce dernier brandissait aurait fait sourire le monstre s’il en avait été capable, avant qu’il ne la brise dans son bec tel un vulgaire fétu de paille. L’une des puissantes serres de la créature agrippa le malheureux par la tête, tandis que Kurgan remontait d’une brusque détente. Le visage comprimé par un implacable étau d’écailles, Aegern sentit la peur s’emparer de son esprit alors qu’il se débattait en vain. Il savait que son sort était fixé.

C’est alors que Valkya apparut sur le toit de la Grande Salle, armée d’une fronde géante qu’elle faisait virevolter devant elle d’une manière experte. Lorsque Kurgan réalisa le danger, il était déjà trop tard. La pierre l’atteignit violemment en pleine face, l’éborgnant, et ce faisant, explosa en projetant un nuage de poix. La douleur lui fit lâcher prise et Aegern retomba au sol. La hauteur relative épargna à ce dernier une chute mortelle, mais le choc lui fit perdre néanmoins connaissance. Heureusement pour lui, Fadel l’avait repéré. Le Guerrier acheva un adversaire de ses formidables crocs avant de tirer le corps inerte d’Aegern jusque sous la tente où son propre corps reposait tout aussi inanimé. D’un rugissement, il ordonna aux deux Gardiens de veiller également sur le Soldat inconscient. D’un signe de tête, ils signifièrent qu’il pouvait compter sur eux.

Valkya ne s'assit pas sur ses lauriers. Fine stratège, elle savoura à peine la vision du griffon secouant vainement la tête pour se débarrasser de sa subite cécité. Elle souleva un couvercle camouflé dans le toit de l’édifice et hurla aux occupants :
- Maintenant !
Les meurtrières de la Grande Salle ne servaient pas qu’à faire entrer la lumière du jour. Un déluge de flèches et de lances jaillit des ouvertures. Kurgan eut la présence d’esprit de replier ses ailes pour se protéger, mais cela lui coûta quelques blessures handicapantes pour les combats à venir.
Valkya se laissa ensuite tomber dans la cavité, sa longue natte noire accompagnant le mouvement, avant d’atterrir au centre de la Grande Salle aux côtés de Wulfen qui venait de se mettre en position d’inKarnation.

- Nalen est en sécuritée ?

Valkya émit un sourire audible :

- Je pense que Teos s'en est bien chargée, mais je vais m'en assurer. 

Les deux amants, agenouillés face à face, échangèrent un baiser furtif, mais passionné avant que Valkya ne déclare solennellement :
- Kurgan est à moi.
Wulfen eut un sourit carnassier.
- Alors j’ai pitié de lui.
La seconde d’après, leurs Gardiens respectifs ôtaient leur tunique.
Un œil lupin lumineux s’extraya rapidement du tatouage du Chef du Clan tandis que du dos nu de sa compagne commença d’émerger sa propre silhouette métamorphosée.
Quelques combattants oeuvrant à l’extérieur virent simultanément un loup d’une taille extraordinaire s’élancer hors de l’édifice et une amazone en armure sublimée par une paire d’ailes se propulser par le toit. Les deux meneurs du Clan attaqué entraient en action, ce qui signifiait un tournant évident dans la bataille.

Sans même le vouloir, Teos avait conduit Nalen suffisamment loin du village pour qu'ils n'entendent pas les clameurs de la bataille. Mettre de la distance entre Wulfen et sa bien-aimée était devenue une seconde nature pour lui pour ne pas dire un devoir sacré pour honorer leurs parents respectifs. 

La vue d'une vertigineuse cascade s'écoulant depuis la forêt au-dessus d'eux acheva de lui faire oublier son altercation. Enfin autant que possible.

- Wulfen t'a déjà proposé de te faire tatouer, j'imagine.

Nalen jouait avec l'eau avec l'innocence d'une enfant. Teos aurait dû profiter simplement de sa compagnie si apaisante et renoncer à relancer un vieux débat. Il n'y parvint pas et il s'en voulut en même temps qu'il crut bon de crever un abscès bien trop mûr. 

- Tout dépend du tatouage, non ? Si je me fais une rose ou un petit oiseau,  je ne risque pas de rejoindre l'armée du clan.

Teos resta sans voix quelques secondes en entendant celle de la jeune fille. Il se sentit privilégié. Mais très vite, la réponse qu'elle lui avait fait abîma quelque peu son émotion. Car elle n'avait semble-t-il brisé son silence ordinaire que pour couvrir Wulfen. Une fois de plus.

Et c'est dans de tels moments qu'il regrettait l'insouciance aveugle et sourde de Nalen.

- Si tu accordais moins ta confiance à Wulfen, tu saurais qu'il a le don de faire concorder les desseins des autres aux siens. A ton avis, pourquoi Mausolée est parti ? Il s'en est rendu compte, lui, il s'est réveillé. 

Nalen cessa de jouer, son visage s'empourpra. Teos comprit qu'il l'avait vexée. Et mentionner Mausolée n'avait fait que jeter de l'huile. Car si elle considérait Wulfen comme une sorte de père, Mausolée était incontestablement un oncle. Son départ l'avait profondément peiné. 

Sans un mot, elle prit le chemin du retour, sa démarche exprimant parfaitement l'irritation qui était la sienne. 

- Nalen, attends ! On vient à peine d'arriver ! Je ne voulais pas te blesser, tu le sais bien !

Quand Aegern reprit connaissance sous la tente de Wulfen, il pensa immédiatement au coffret contenant le Pigment de Méfisto. Il se releva en poussant un cri de douleur tandis que son corps lui rappelait sa récente chute.  

- Tu n'est plus en état de te battre, souligna l'un des Gardiens de Wulfen, son propre corps tendu dans l'attente d'affronter une menace, tandis qu'au dehors les cris et les bruits de coups échangés s'amplifiaient comme le rugissement d'une déferlante.

Teos le défia du regard :

- Peut-être, mais j'ai encore une mission !

Il quitta la sécurité de la tente d'une démarche claudiquante en ignorant une ultime recommandation.

 

 

 (A suivre)