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dimanche, 07 février 2010

La Naissance de Morpho [Nouvelles/Le Combat du Papillon]

 

 

« Dieu fit la liberté, l'homme fit l'esclavage. »

 

                                                          M.J.Chenier, Fénelon

 

 « Et quand tes fils sont condamnés aux fers et plongés dans l'obscurité du cachot humide,

ils sauvent la patrie par leur martyre et la gloire de la liberté ouvre l'aile à tous les vents. »

 

                                            Lord Byron, Le prisonnier de Chillon

 

 

« Ce que la lumière est aux yeux

        ce que l'air est aux poumons

             ce que l'amour est au cœur

                 la liberté est à l'âme humaine. »

 

                                    R.G. INGERSOLL, Progrès

 

 

 

   J'étais noir.

   J'étais esclave.

   Et à l'époque, c'est tout ce que j'étais.

Du moins aux yeux de ceux qui nous opprimaient, moi et mes compagnons.

Nous travaillions dans les plantations, sur les voies de chemin fer, dans les carrières, partout où la vigueur de nos bras pouvait accomplir son œuvre.

Lorsque nous n'étions pas assez vigoureux ou assez rapides, ils avaient recours aux menaces. Et si cela ne suffisait pas, il y avait toujours le fouet.

Je connais bien sa morsure. Elle m'a longtemps accompagné.

J'étais parmi les plus assidus au travail, mais cela ne les empêchait pas de me flageller régulièrement. C'était un moyen efficace pour encourager les plus lents à redoubler d'efforts.

Je n'en voulais à personne, en aucun cas à mes compagnons. Je ne gardais aucune rancœur.

C'était une condition et je l'acceptais, résigné. J'espérais, toujours en secret, qu'un jour ou l'autre ma docilité serait récompensée.

D'une manière ou d'une autre.

Mais mon obéissance aveugle finit par se retourner contre moi.

 

Mes compagnons finirent par voir d'un mauvais œil ce qu'il prenait à tort pour du zèle. Ils ne me faisaient aucun reproche de vive voix, mais leurs regards parlaient pour eux.

Non seulement, je n'étais pas libre, mais très vite, je me sentis plus seul que jamais.

Seul au monde.

C'est à partir de ce moment que naturellement, comme un réflexe de survie, j'ai tourné mon regard vers l'intérieur. Et là, j'ai eu accès à un monde nouveau qui avait toujours été là, mais dont j'avais ignoré l'existence.

Ou plutôt que j'avais oublié.

J'ai commencé à faire des rêves étranges.

Je découvrais des paysages magnifiques, des forêts, des montagnes, des océans.

Je les survolais.

Mon âme était libre et rien ne lui était impossible.

Je goûtais à toutes les joies de la délivrance, des joies que sur terre je n'aurais même pas pu imaginer.

Le réveil était violent. Comme une déchirure.

Je me retrouvais enchaîné, entouré de gens qui me méprisaient.

La douleur était atroce.

Je maudissais le jour et je bénissais la nuit.

 

Tandis que j'abattais ma part de travail, je songeais aux splendeurs que j'allais pouvoir retrouver dès l'instant où je pourrais fermer les yeux et m'abandonner au sommeil.

Plus d'une fois, j'endurai le mépris de mes frères et le fouet de nos tortionnaires en m'imaginant dans ces contrées, délivré de toute entrave.

La vie me permettait de rêver et le rêve me permettait de vivre.

Mon sort devint dès lors plus supportable. D'autant que je me découvris un don nouveau.

Je pouvais parler aux animaux.

Passant nos journées en pleine nature, il était courant de faire des rencontres avec la faune locale. Je m'aperçus que les petits animaux n'étaient pas effarouchés par ma présence et que la proximité des plus grands ne m'effrayait pas. Bien au contraire.

C'est parmi les bêtes que je me fis mes meilleurs amis. Car contrairement aux hommes, les bêtes, elles, ne vous jugent pas. Elles vous acceptent ou vous rejettent, mais elles ne vous condamnent jamais.

Les liens privilégiés que je nouai avec un certain nombre de rongeurs, de chats et de chiens sauvages et même d'oiseaux commença à attirer l'attention.

Evidemment, je me serais bien passer de me faire remarquer davantage.

On commença à murmurer dans mon dos. Me prenait-on pour une sorte de sorcier ?

Les oppresseurs, nos maîtres, exprimèrent cruellement leur antipathie vis-à-vis de mon empathie.

 

Un jour, ils exécutèrent froidement et sous mes yeux plusieurs animaux auxquels je m'étais attaché. Ils n'admettaient pas que je puisse trouver une distraction, un exutoire.

Ils voulaient que je souffre et ils voulaient me voir souffrir.

Malgré moi, je leur donnai satisfaction.

Cela parut soulager tout le monde.

Tout redevint comme avant.

Les hommes se remirent à chanter.

Et le fouet à siffler.

Et le sommeil venait me délivrer de mon martyre.

 

Un autre jour, alors que nous établissions un campement en pleine forêt, un de nos maîtres surprit une ourse en maraude. Je sus intuitivement que c'était une femelle. Craignant pour la vie de ses petits, elle voyait d'un mauvais œil la présence d'hommes - qui plus est armés - à proximité de sa tanière. J'étais, hélas, fait pour la comprendre.

Bien entendu, le maître en question n'avait aucune chance face à la furie de l'animal. Je me réjouissais presque de voir le malheureux mis en pièces, moi qui n'ai pourtant jamais eu aucun goût pour la violence.

Lorsque je vis les fusils se lever pour abattre l'ourse, je réagis sans même y penser.

Je m'approchai de la bête furieuse et sans un mot, lui communiquai mon désir de la voir calmée. Je parvins à la rassurer et comprenant que sa vie et celle de ses petits n'étaient pas menacées, elle retomba sur ses puissantes pattes et fit demi-tour.

Cet exploit aurait dû faire de moi un héros.

Tout du moins, un homme de valeur.

Las. Je devins la bête noire.

On pensa même que c'était moi qui avais attiré l'ourse dans l'intention de semer la panique et permettre ma fuite. Je ne trouvai aucun avocat parmi mes compagnons.

Me mépriser leur faisait du bien car cela ne leur coûtait rien. Aucun coup de fouet à redouter. Alors c'était une raison suffisante pour eux de se comporter ainsi avec moi.

Je devins un homme maudit, banni de son propre clan.

Il ne me restait plus rien pour soulager ma peine. Sans soutien d'aucune sorte, je faiblissais et ne tardai pas à rejoindre les plus lents.

Le sort s'acharnait contre moi.

 

L'espoir me revint ce fameux jour où l'un de nos plus vieux frères tomba de fatigue.

Les maîtres ne voulurent rien savoir. Nous avions déjà pris du retard sur les travaux à cause de la chaleur.

Le fouet claqua une fois, puis deux.

Il n'y eut pas de troisième fois.

Voyant là l'occasion idéale de reconquérir l'estime de mes compagnons et de sauver la vie de l'un des plus estimés, je méprisai les conséquences d'une telle entreprise et me jetai de tout mon poids sur le tortionnaire.

Il me fit regretter mon geste. Des coups de bâton se mirent à pleuvoir sur moi.

N'eut été l'outil que je représentais à leurs yeux, nul doute qu'ils m'eurent frappé à mort, sans l'once d'un regret.

Je perdis connaissance.

 

Lorsque j'ouvris les yeux, je demeurai curieusement dans le noir.

A l'écoute des sons environnants, nul doute pourtant que le jour se fut levé.

Je reconnaissais la brûlure familière du soleil sur ma peau.

Mais je ne voyais rien.

Manifestement, ma tête n'était pas encore remise des effets de ma récente bastonnade.

L'obscurité se prolongeant tout autour de moi de manière inquiétante, je songeai avec terreur que mon cerveau avait pu être atteint trop fortement.

J'appelai à l'aide, paniqué par cette éventualité.

Un maître vint.

- Je suis aveugle, dis-je. Je ne vois rien.

J'entendis le maître sourire.

- Je sais. C'est moi qui tenais le charbon ardent.

Cette déclaration me coupa la respiration. Je tombai à genoux.

J'avais perdu la vue. Définitivement. Ils me l'avaient volée.

C'était ma punition. Ma bravoure m'avait coûté le dernier bien qui me restait.

Je crus mourir.

 

On peut penser que dans mon état, la besogne qui faisait mon quotidien me serait épargnée.

Aucunement.

La réalité se faisait plus terrible encore.

Alors naturellement, mes rêves se faisaient plus beaux.

Et mes réveils plus douloureux.

Et ainsi de suite.

 

Je ne voyais qu'une solution, qu'une seule issue pour quitter cet enfer.

J'attendis sagement que l'occasion se présente.

Et elle se présenta.

 

On nous chargea de réparer un pont.

Beaucoup de mes compagnons avaient le vertige.

Pour moi, le problème ne se posait même pas.

Je fus conduit sur la construction.

Je n'avais pas besoin de voir pour accomplir ma tâche. Mes mains étaient mes yeux et elles oeuvrèrent avec habileté.

Tous mes autres sens en alerte, je m'efforçai de repérer le bon moment pour agir.

Un incident survint. Il y eut un craquement. Des voix.

Une planche avait cédé sous le poids d'un homme.

Une aubaine inespérée.

On répara la planche. Mais par bonheur, je trouvai sa sœur jumelle.

Je tus ma découverte, priant pour que mon secret demeure intact.

 

Le lendemain, je retrouvai l'endroit précis.

Le maître responsable de ma cécité vint me railler sur mon handicap. C'était devenu son nouveau jeu et il y prenait beaucoup de plaisir.

Je me souviens avoir souri avant de lui dire :

- Vous avez peut-être pris mes yeux, mais vous n'aurez jamais mon âme.

Puis j'ai sauté de tout mon poids sur la planche pourrie.

Nous sommes tombés tous les deux.

Une chute mortelle.

Mais je n'ai rien senti.

A l'instant où mon corps a touché le sol, mon âme s'est envolée.

J'ai déserté mon corps, recouvrant la vue et la liberté.

Mes rêves sont devenus mon quotidien.

Plus besoin d'attendre la nuit et le sommeil pour les rejoindre.

J'ai retrouvé mes amis les animaux. J'ai pu de nouveau parler avec eux.

Je me suis aussi découvert un don nouveau.

Je pouvais devenir l'animal que je voulais être.

Cette capacité à me métamorphoser a décidé de mon nom, j'imagine.

A moins que cela ne vint des magnifiques ailes de papillon dont je devins l'heureux acquéreur.

 

A l'instant où mon corps a touché le sol, mon âme s'est envolée.

Et elle vole toujours.

 

   J'étais noir.

   J'étais esclave.

Mais aujourd'hui, cela ne signifie plus rien pour moi.

Car mon âme est libre.

Et l'âme n'a pas de couleur.


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