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lundi, 20 juin 2016

Les Mots de la Vie [Nouvelles/Fantastique]

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   Elle avait fermé les yeux depuis un moment déjà, ce qui ne diminuait en rien le charme que Robert lui avait toujours trouvé, même s'il avait été le seul. Personne dans son entourage, encore moins dans sa famille, n'avait compris son choix. "Ordinaire" était le mot qu'il avait toujours lu dans les yeux de ses proches pour qualifier la femme de sa vie sans jamais l'entendre. Mais cela n'avait jamais été nécessaire d'en arriver là, il avait perçu très tôt cette forme de rejet à son encontre. Dans son malheur, il avait relativisé. Au moins cela lui avait-il permis de mieux mesurer la stupidité de ceux qu'il pensait être des amis dignes de ce nom. Car foncièrement, ils n'avaient jamais rien eu à reprocher à sa femme. Hormis qu'elle ne correspondait pas du tout à leur propre fantasme.

Ils avaient donc un peu vécu leur amour dans une bulle. Ce qui n'avait pas été pour leur déplaire.

La lumière épousait les traits de sa femme avec une grâce presque intentionnelle. Comme pour lui rendre hommage. Le fait est que le moment était particulièrement bien choisi. Ses longs cheveux roux flamboyaient comme pour annoncer l'issue fatidique de la cérémonie. Robert pleura et se pencha pour embrasser le visage impassible. Il essaya de ne pas penser à ce qu'il adviendrait de lui dans quelques instants. En vain. Il sentit alors la douleur lui étreindre le coeur et creuser en lui un insondable gouffre. Il était en train de perdre une partie de lui-même et il sut intuitivement que ce n'était là qu'un avant-goût de son deuil futur.

Quelqu'un ferma le cercueil, clôturant par la même occasion le plus beau chapitre de sa vie.

 

L'hiver prenait racine cette année là, rendant ses perspectives de survie encore plus faibles qu'auparavant. Grelottant de froid malgré un manteau trop long, elle faisait peine à voir, le visage blanc comme un linge, des cernes inquiétantes sous des yeux trop grands pour son visage d'enfant. A 21 ans, elle n'était pourtant plus une petite fille. Mais la rudesse de son adolescence avait creusé ses traits, dénaturé sa démarche et son regard au point de la faire paraître comme une rescapée de guerre.

Quand chaque jour est une lutte pour vivre le jour suivant, le mot guerre n'est pas exagéré. La faim et la soif, elle connaissait, au point que parfois manger et boire lui faisaient peur. Lorsqu'on a des repères, quels qu'ils soient, les perdre est toujours un moment délicat, un dilemme extrême. Plus d'une fois, elle avait boudé sa nourriture alors que son estomac n'était plus qu'un insondable gouffre. Elle avait peur d'être rassasiée comme on peut craindre le bonheur après des années de dépression.

Elle évitait toujours la fouille des poubelles en publique. Se raccrocher à quelques vestiges d'éducation lui permettaient de garder un minimum vital de dignité humaine. Et dans son cas, cela valait de l'or, évidemment.

 

Robert rentra chez lui. Il ne se souvenait pas du trajet. Il avait conduit mécaniquement, laissant son cerveau le piloter lui-même en mode automatique. Il n'était plus vraiment là. Terrassé par l'ampleur de la tragédie, son esprit cherchait un espace-temps digne de l'abriter en attendant que l'orage passe. Il allait falloir être patient, les prévisions météo étant une denrée rare dans ce cas précis. C'est tout aussi machinalement qu'il ouvrit sa boite aux lettres. Il n'espérait ni n'attendait de courrier particulier. Au contraire. N'importe quel prospectus serait déjà en soi une lame suffisamment aiguisée pour élargir la plaie qui déchirait son âme en deux. Tout ce qui désormais le ramènerait à son existence terrestre serait un martyre. L'enveloppe était tellement petite qu'il faillit ne pas la voir. Sa taille fut moins la source de sa curiosité que l'élégance de l'écriture. Il ne connaissait personne qui avait une telle écriture. Elle n'avait pas été postée, mais déposée directement à son domicile. Ce qui, évidemment, attisait son intérêt.

Avide de se distraire, son esprit oublia la tempête pour un temps et se plongea dans la lecture de cette lettre mystérieuse.

 

Vous ne me connaissez pas et pour ainsi dire je ne vous connais pas non plus. J'en sais néanmoins assez sur vous pour m'octroyer le droit de m'adresser à vous de cette manière. Vous vivez actuellement un drame que je ne prétends pas comprendre, même si j'ai moi-même connu des moments de grande solitude. Les raisons qui me poussent aujourd'hui à écrire cette lettre sont trop complexes pour que je veuille sacrifier l'attention privilégiée que vous voulez bien me porter. Aussi irais-je droit au but : je connais le moyen de vous faire retrouver l'être si cher à votre coeur et j'ai toutes les raisons de vous le transmettre sans rien exiger en retour. Tout ce que vous avez à faire c'est de suivre scrupuleusement les quelques instructions ci-dessous. Je vous laisse décider de l'honnêteté de ma démarche. En espérant que contre toute raison, votre intuition vous assure du respect et de l'estime que j'ai pour vous.

 

Il n'y avait, bien entendu, aucune signature. Robert eut du mal à cacher son trouble, encore moins à ne pas soupçonner sa famille de se jouer de lui et de son infortune. Etaient-ils capables d'étendre leur perversité à cette extrémité ? Robert n'avait aucune envie de le vérifier et c'est pourquoi, sans même lire la suite, il chiffonna la lettre et rangea la boulette de papier dans sa poche. Un bon feu de cheminée l'attendait et cette supercherie ferait un excellent combustible.

 

La chaleur. Elle essayait de s'imaginer devant un bon feu de cheminée au point de sentir son corps réagir à une température aussi positive que virtuelle. Cela marcha quelques secondes. Elle sentit une douceur l'envelopper, une légèreté, un confort désarmant. Et puis les flocons de neige emportèrent son rêve comme une feuille morte. Elle qui aimait religieusement la neige étant petite la détestait à présent plus que tout au monde. Ce manteau blanc représentait pour elle son innocence perdue, la confrontait malgré elle à la vie qu'elle avait perdu, à ses espoirs gelés. Elle ne supportait pas le bonheur des autres, mais peut-être encore moins celui qu'elle avait pu connaitre, il lui semblait une éternité de cela. Elle connaissait bien le quartier et les squatters comme elle qui le peuplaient. Cela n'était, hélas, pas toujours d'un grand réconfort. Elle s'était trop éloignée de son antre comme elle appelait affectueusement l'abri le plus cher à son coeur. La tempête de neige était maintenant trop forte pour qu'elle put envisager d'y retourner sans encombre. Elle devrait improviser. Elle lécha la glace accumulée sur ses lèvres. Question d'habitude.

 

Robert allongea ses jambes maigres devant la cheminée. Ses pieds nus recueillirent la chaleur du feu avant de la projeter joyeusement dans tout son corps. Malgré cela, un froid persistait en lui que même le volcan le plus actif ne serait en mesure de neutraliser. Il plongea ses mains dans ses poches comme pour s'armer davantage contre ce mal-être. C'est ainsi qu'il retomba malgré lui sur la lettre mystérieuse. Son destin était déjà scellé. Il leva la main pour lancer la boulette de papier dans l'âtre, mais ne put se résoudre à terminer son geste. Il n'avait pas lu la fin. Ce simple constat l'empêchait clairement de mettre son projet à exécution. Il chaussa son nez de coûteuses lunettes - l'un de ses rares luxes - avant de déplier la lettre et de décrypter l'écriture rendue moins élégante par les innombrables pliures du papier.

 

Pour exaucer votre souhait, vous devez respecter à la lettre ces deux conditions :


- Ecrivez tout ce que vous avez sur le coeur, sans retenue, ni compromis.

- En guise de crayon, utilisez de l'encre naturelle et la plume d'un oiseau né le même jour que vous. 

 

Robert ne s'attendait évidemment pas à pareil dénouement. Ou plutôt n'était-ce pas précisément ce qu'il avait craint et l'avait incité à ignorer la finalité de ce message pour le moins suspect ? C'était un canular, cela ne pouvait être autre chose, une farce d'une connaissance à lui ou bien d'un inconnu, peu importait. Il expira bruyamment. Il était peut-être fragile, mais ce n'était pas pour autant qu'il allait naïvement tomber dans le panneau.

 

Blottie dans une encoignure de porte, en attendant que la tempête passe, elle pensa à son père. Elle pensait toujours à son père dans les moments les plus sombres de son existence. Difficile de faire autrement. C'est quand il l'avait quittée, qu'elle s'était retrouvée seule au monde, désemparée, impuissante. Il s'était tellement bien occupé d'elle, il l'avait tant aimée, que la vie sans lui s'était vite transformée en cauchemar. Incapable de faire face à sa douleur, elle s'était complètement coupée du monde. Et il ne s'était guère passé de temps avant que la rue ne lui ouvre les bras.

- Papa.

Elle tenta de l'invoquer, pour raviver ses meilleurs souvenirs. Mais un déluge de larmes noya sa tentative que le froid implacable gela comme pour censurer son émotion naissante.

 

Robert resta plusieurs jours inerte, se levant rarement, se nourrissant encore moins.

Un matin, il réalisa qu'il n'avait toujours pas brûlé cette maudite lettre alors il arma son bras pour la projeter dans l'âtre. Une pensée soudaine l'arrêta. Mais s'il n'y plaçait aucune attente, aucun espoir, que risquait-il à aller jusqu'au bout ? Ce petit jeu occuperait son esprit et lui permettrait en outre d'extérioriser ses états d'âme. Il y avait pire comme coup fourré. Et de savoir que les mauvaises intentions de son mystérieux persécuteur ne l'affecteraient pas le moins du monde ne pouvait que le motiver à s'investir pleinement dans ce projet.

L'encre ne posait aucun problème, ce n'était pas une denrée rare. Mais restait à résoudre le problème de la plume. Un oiseau né le même jour que lui. L'espèce n'était pas précisée, il supposa que cela ne revêtait pas une grande importance. Sa recherche en serait facilitée. Mais le même jour, cela sous-entendait-il aussi la même année ? Trouver un oiseau de 35 ans paraissait déjà être une gageure, alors avec une date de naissance identique à la sienne !

Robert secoua la tête et se mit à rire. Il imagina sa femme rire aussi en le voyant se triturer les méninges pour si peu. Il haussa les épaules. L'âge suffirait bien. Après tout, il faisait ça juste pour s'occuper. Ni plus, ni moins.

Il n'était pas expert en ornithologie, mais à son sens, un oiseau ne devait pas vivre bien longtemps. Assurément plus qu'un rongeur, mais sûrement moins qu'un chien ou un chat. Il lui faudrait pas mal de chance. Et puis comment connaître l'âge précis d'un oiseau ? Il s'imagina capturer un pigeon dans la rue et lui demander poliment sa date de naissance. Il se mit à rire sans savoir s'il pourrait s'arrêter. Il s'essuya les yeux avant de comprendre qu'il commençait aussi à pleurer. Sa femme était toujours là, dans un recoin de son esprit, indissociable de la moindre de ses pensées. Il repensa alors au jour où il avait compris qu'elle ferait toujours partie de lui. La mémoire lui revint rapidement. C'était lors de cette journée au zoo, où, main dans la main, ils observaient les espèces sans mot dire, leur coeur discourant à bâtons rompus, comme réanimé après une interminable période de sommeil. C'était au début de leur relation, cette période où un couple expérimente toutes sortes de distractions moins par intérêt que pour exposer leur amour à la lumière d'un nouveau décor, d'un nouveau public. Lorsqu'on s'aime, on est régulièrement en représentation, plus souvent qu'on ne le pense. Et c'est lorsqu'on se retrouve seul qu'on s'en aperçoit le plus.

Robert se laissa complètement possédé par cette émotion passée. Il pouvait encore sentir l'odeur âcre des animaux en captivité contrastant avec le parfum fleuri de sa douce. Lorsqu'il ouvrit les yeux, son poing fermé tenait la lettre comme pour catalyser ses idées. Il sourit. Il savait où trouver un oiseau qui lui dirait son âge.

 

Le gardien du zoo le toisa avec perplexité.

- Un oiseau de trente-cinq ans, dites-vous ?

Le vieil homme se gratta la tête.

- Bah, je pense à Voltaire, mais je suis pas sûr à cent pour cent, faudrait que je vérifie le registre.

Robert se mordait nerveusement les lèvres, tenaillé entre son désir de satisfaire au mieux les exigences de la lettre et sa volonté de ne pas prendre tout cela... au pied de la lettre justement.

- Voltaire, c'est...un oiseau ?

Le vieil homme s'esclaffa tout en compulsant des notes manuscrites.

- Oui ! C'est vrai que c'est un nom bizarre pour un oiseau. C'est moi qui ai eu l'idée. Comme c'est un vautour, vous comprenez, ça sonnait bien. Voltaire le Vautour. Et puis, c'est une espèce qui a tellement mauvaise réputation que de lui donner un nom aussi classe je trouvais que ça rééquilibrait un peu la balance, vous voyez.

Robert acquiesça à son tour, perplexe.

- Un vautour ? J'ai rien contre cet oiseau, vous savez, mais j'aurais préféré...

- Ah ! Le voilà ! Voltaire, né le 12 août 1977. Trente-cinq ans, donc !

Robert ouvrit la bouche sans qu'aucun son ne puisse en sortir.

Le gardien s'alarma.

- Vous vous sentez bien ?

Robert déglutit. Son corps entier se couvrit d'une sueur glacée.

- Je suis né le 12 août 1977.

Le vieil homme s'esclaffa derechef et lui donna une bourrade dans le dos :

- Et bien on dirait que vous avez tiré le bon numéro ! Sacrée bande de veinards !

 

Une fois rentré chez lui avec en sa possession une plume dudit Voltaire, Robert ne put se résoudre à continuer de voir en cette lettre une quelconque manipulation. Le souvenir de sa femme, le zoo, la date de naissance du vautour. Trop de coïncidences. C'était forcément lié, cela voulait forcément dire quelque chose, lui dire quelque chose.

Ecris-le !

A partir de ce jour, Robert se lança à corps perdu dans l'écriture de sa vie et de celle de son amour disparu. Tout à son devoir de restituer à la perfection la vérité de ses sentiments, il en oublia de dormir, de manger et de boire. Sa santé se dégrada sans qu'il en eut conscience. Ce n'est que lorsqu'il se trouva dans l'incapacité d'écrire le moindre mot qu'il songea à reprendre des forces. 

Le livre fut terminé en quelques semaines. Il restait des retouches à faire, bien sûr, mais l'essentiel était inscrit noir sur blanc. Robert en ressentait une fierté sans pareille. Il avait pu ainsi revivre les meilleures années de son existence, son esprit désaltéré par la source de tous ses plus beaux souvenirs. Il embrassa la plume.

- Merci Voltaire. Je ne penserai plus jamais de mal de ton espèce.

Mais maintenant qu'il avait obéit aux volontés émises par la lettre, une énigme demeurait encore : comment sa femme allait-elle bien pouvoir lui être ramenée ? Devait-il attendre sagement son retour ? Viendrait-elle sonner simplement à la porte ? Lui fallait-il exposer ses cendres en un lieu symbolique pour la voir renaître tel un phénix ?

Son mystérieux bienfaiteur ne mentionnait rien à ce sujet. Plutôt que de se torturer l'esprit inutilement, Robert décida de ne rien faire. Il se persuada que l'absence de détails à ce sujet sous-entendait que le reste se déciderait sans lui, qu'il n'avait rien de plus à faire. Il espérait seulement que quelle que soit la forme du miracle, il se produirait dans un avenir proche et de manière évidente.

Craignant que son apparence négligée n'effraie l'élue de son coeur, Robert retrouva une hygiène de vie digne de ce nom et se remit à sortir, n'oubliant jamais de prendre le livre avec lui, la précieuse lettre glissée dans ses pages. L'attente était difficilement supportable d'autant qu'il ne recevait aucun indice susceptible de lui indiquer la progression du miracle. Plusieurs jours s'écoulèrent ainsi. Il observait l'urne avec insistance, croyant parfois déceler un mouvement suspect. Mais il s'apercevait rapidement que c'était le fruit de son imagination.

Un soir, pour s'occuper l'esprit, il décida de relire son livre et d'y apporter d'ultimes corrections, espérant aussi par ce geste accélérer le processus de résurrection. Seulement, il lui fut impossible de remettre la main dessus. Il retourna la maison sens dessus dessous, mais en vain. Il s'écroula sur le canapé, anéanti. Il comprit que durant l'une de ses sorties, il avait dû l'oublier sans y penser, sans doute sur un banc. Il pensa immédiatement à un jardin publique et se précipita dehors. La seule pensée que le livre put être entre d'autres mains que les siennes fut comme un coup de couteau en plein coeur. D'autant qu'il était probable que cela affecte grandement le retour de sa femme. Agité comme un fou, il sillonna la ville, en tentant de se remémorer les différents trajets parcourus. Encore une fois sans résultat.

Il rentra chez lui vers midi, tout débraillé, le visage blême, les traits tirés, le regard halluciné de celui qui a approché le Paradis pour mieux tomber en Enfer. C'est presque mécaniquement qu'il ouvrit la boite aux lettres pour en extraire le courrier. Ses yeux se posèrent immédiatement sur une petite enveloppe. Il reconnut immédiatement l'écriture. Il ouvrit l'enveloppe et lut la lettre avec fébrilité :

 

J'ai le regret de vous annoncer que j'ai omis de vous faire part de deux conditions supplémentaires pour que votre requête aboutisse :

- Vos écrits doivent être lus impérativement et intégralement par une personne portant le même prénom que l'être dont vous souhaitez le retour.

- Vous ne devez écrire qu'un seul exemplaire de votre journal

Avec toutes mes excuses.

 

Robert se laissa tomber au beau milieu de la rue. Pouvait-il être maudit à ce point après avoir connu l'ivresse de tant d'espoir ? Le visage de sa femme lui apparut, flou, imprécis, désormais plus distante qu'elle ne l'avait jamais été. Et de sombres pensées vinrent alors l'assaillir.

 

L'écriture était élégante, le texte soigné et émouvant. Emilia ne comprenait pas comment le livre avait pu être abandonné de la sorte. A défaut de lui réchauffer le corps, l'histoire lui réchauffa le coeur. Surtout quand l'auteur, un dénommé Robert, raconta sa rencontre avec une certaine Emilia et leur amour grandissant. Drôles de coïncidences. L'auteur portait le même prénom que son père et sa bien-aimée le même prénom qu'elle. Des raisons plus que suffisantes pour se plonger à corps perdu dans ce journal écrit avec le coeur. Le temps était redevenu clément. Emilia sourit, ce qui ne lui était pas arrivé depuis longtemps. Elle ne mangerait peut-être pas aujourd'hui, mais son esprit serait repu, et cela était tout aussi appréciable pour elle. Tout en parcourant le livre, elle songea qu'elle pourrait elle aussi raconter son histoire, raconter ses plus belles années avec son père et même sa douleur quand il était mort et qu'elle était devenue asociale. Tandis qu'elle se faisait cette réjouissante réflexion, elle trouva une enveloppe faisant sans doute office de marque-page. En lisant l'adresse écrite dessus, elle éprouva une grande joie en comprenant qu'elle pouvait redonner ce livre si précieux à son propriétaire et lui témoigner toute sa sympathie par la même occasion. Mue par une enivrante curiosité, elle pêcha la lettre à l'intérieur de l'enveloppe et en découvrit le contenu.

Qui semblait terriblement s'adresser à elle.

 

Le gardien du zoo se planta devant la jeune femme, les mains sur les hanches.

- L'âge de mes oiseaux ? Mais qu'est-ce que c'est que cette nouvelle lubie ? Vous êtes la deuxième personne à me demander ça ! C'est un nouveau jeu télévisé ou quoi ? Savent vraiment plus quoi inventer pour faire frémir la ménagère !

- Avez-vous un oiseau âgé de 21 ans ? demanda timidement Emilia.

- Vingt et un ans ? Et bien il y a Providence. Né le 8 mai 1992.

Emilia écarquilla les yeux comme si elle avait vu un fantôme.

- Vous aussi ? Et bien on dirait que vous avez tiré le bon numéro ! Sacrée bande de veinards !

 

Emilia prit la plume du cygne que lui tendit le vieil homme ainsi que l'encrier et plusieurs feuilles de papier. Elle ne lui avait pas précisé l'usage qu'elle comptait faire de tout cela et lui avait cru bon de ne pas s'en inquiéter.

- Merci, fit-elle, des larmes plein les yeux.

- Bah faut pas vous mettre dans un état pareil, fit le gardien en se méprenant sur sa réaction. J'aboie beaucoup, vous savez, mais j'ai jamais mordu personne, pas comme ce vieil émile.

Voyant que la jeune femme ne comprenait pas, il ajouta avec un clin d'oeil :

- C'est un alligator que j'ai appelé comme moi. Sale caractère, mais on s'entend comme larrons en foire.

Alors qu'Emilia s'éloignait, il ajouta avec humeur :

- Bon, mais vous direz à la production qu'il y a d'autres zoos dans la région. J'ai autre chose à faire, quand même ! Et vous écrivez rien sur moi, c'est compris ! J'ai pas envie de passer à la télé pour exciter la ménagère, moi !

 

Robert regardait droit devant lui. Il fixait l'horizon au-dessus du champ. Si on ne pouvait pas lui rendre Emilia, alors c'est lui qui se rendrait jusqu'à elle. Après tout, c'est le destin qui l'avait voulu ainsi. Pourquoi s'y opposer si au final il réalisait son voeu le plus cher ? Il posa un pied sur la voie ferrée comme pour mieux se faire à l'idée. Il ne sentirait rien. Il serait mort avant. Il avait confiance. Son amour le guidait.

 

Emilia se trouva un coin tranquille, à l'abri des regards. Question d'habitude. La roue semblait vouloir tourner pour elle. Enfin. Si ce Robert avait suivi les instructions de la lettre, c'est qu'il croyait en leur pouvoir de lui ramener sa femme. Et de ce fait avoir abandonné son livre était certainement un rituel propre à finaliser l'opération. Elle savait qu'elle devait se méfier, mais la perspective de revoir son père lui procurait tellement de joie qu'elle n'avait aucune envie de gâcher ce qui constituait peut-être pour elle l'unique possibilité de retrouver sa vie d'antan. Elle se dit qu'il serait plus sage d'aller voir Robert pour savoir si le miracle avait eu lieu. Et puis l'envie de revoir son Robert à elle fut plus forte. Elle trempa délicatement la pointe de la plume dans l'encrier et la posa aussi délicatement sur la page vierge.

 

La silhouette tortueuse du train se profila. Robert inspira longuement. "Un aller simple, s'il vous plait." plaisanta-t-il in petto. De pouvoir rire de la situation ajouta à sa sérénité. Le transport roulait à un train d'enfer. Aucune chance d'en réchapper.

 

Tandis qu'elle goûtait au plaisir de laisser les mots traduire ses pensées les plus intimes, Emilia fut frustrée de ne pas trouver la bonne expression pour refléter la dureté de son deuil et cette volonté de vouloir lui échapper à tout prix. Elle savait que Robert en avait trouvé une très juste qu'elle s'était aussitôt appropriée. Elle se souvenait juste des mots abri et espace-temps, mais le reste se dérobait inexplicablement. Pourquoi ne s'en souvenait-elle pas ? Résolue à la retrouver, elle relut le livre et finit par retomber sur la formule recherchée. Elle réalisa du même coup qu'elle n'avait pas été jusqu'au bout du journal. Elle regarda le nombre de pages qui lui restait à lire et contempla son propre texte, peu avancé.

 

Le train fit entendre sa plainte. Funeste en ces circonstances. Les rails tremblèrent. La tête surgit. Robert s'avança en étant assuré que le conducteur ne pourrait pas l'éviter. Il sentit la puissance du véhicule, comme le souffle d'un géant. Il ouvrit les yeux et regarda les wagons disparaître de sa vue les uns après les autres. Il l'avait manqué. Il ne comprenait pas. Il s'était pourtant avancé sur les rails, juste devant lui. C'est alors qu'il senti quelque chose de chaud et de doux dans sa main. Il tourna la tête.
La lumière épousait les traits de sa femme avec une grâce presque intentionnelle. Comme pour lui rendre hommage. Le fait est que le moment était particulièrement bien choisi. Ses longs cheveux roux flamboyaient comme pour fêter leurs retrouvailles. Robert pleura.

- Emilia, c'est bien toi ? Ce n'est pas possible. C'est un rêve ?

Emilia sourit et l'enlaça.

- Bien sûr, Robert. Mais qu'importe, puisque nous le vivons ensemble.

 

Emilia ferma le livre et renifla. La fin était vraiment belle. Il lui restait si peu à lire qu'il aurait été dommage de repousser l'échéance. Mais maintenant qu'elle connaissait l'histoire d'Emilia et de Robert, il était temps pour elle d'écrire la sienne, celle de Robert et d'Emilia.

 

- Chérie, ne bouge pas, je vais ouvrir.

Emilia se rendit dans le hall d'entrée et ouvrit la porte.

Une jeune femme vêtue comme une vagabonde lui offrit un sourire désarmant.

- Vous êtes Emilia ?

L'intéressée acquiesça.

- Alors ça a marché ? C'est merveilleux ! Mon père aussi va revenir alors, hein ?

Elle se mit à pleurer.

La femme de Robert la fit entrer et se mit en devoir de la consoler. Robert découvrit la jeune Emilia avec stupeur.

- Qui est-ce ?

La jeune femme se ressaisit aussitôt en voyant Robert. Elle lui tendit son livre.

- Tenez. J'ai tout lu et je vous remercie. Ca m'a beaucoup aidé pour écrire le mien. Je suis tellement heureuse que vous ayez retrouvé votre femme. Après tout ce que vous avez vécu ! Comment ça marche ? Quand est-ce que je vais pouvoir revoir mon père ? Dites-moi que je vais le revoir ! Dites-moi que ça marche pour tout le monde !

Robert l'écoutait, tout en feuilletant son journal, comme dans un état second. Il s'était passé plusieurs semaines depuis ses retrouvailles avec Emilia. Et s'il avait déploré la perte de son livre, d'être à nouveau réuni avec l'amour de sa vie l'avait cependant très vite consolé. En retombant sur l'enveloppe glissée au milieu des pages et surtout de son fatidique contenu, il commença à comprendre la présence de la jeune femme et tous ses questionnements.

- Tu as perdu ton père, c'est ça ?

La jeune Emilia opina.

- Comment s'appelait-il ?

Elle lui répondit avec ce sourire si chaleureux.

- Robert, comme vous. Et moi je m'appelle Emilia, comme votre femme.

Robert fit un pas en arrière, ébranlé par le choc de cette révélation. Il savait ce que cela signifiait : il devait à la jeune femme le retour de sa bien-aimée ! Il la pria de patienter quelques instants, puis revint avec une lettre qu'il lui tendit.

- Il te manque un morceau du puzzle.

Elle lut avec empressement :

 

J'ai le regret de vous annoncer que j'ai omis de vous faire part d'une condition supplémentaire pour que votre requête aboutisse :

- Vos écrits doivent être lus impérativement et intégralement par une personne portant le même prénom que l'être dont vous souhaitez le retour.

- Vous ne devez écrire qu'un seul exemplaire de votre journal

Avec toutes mes excuses.

 

Robert laissa la jeune Emilia comprendre tout ce que cela impliquait pour elle comme pour lui. Sans un mot, elle lui tendit son journal qu'il prit avec cérémonie.

- Je vais le lire avec grand plaisir. Je crois que je te dois bien ça.

Puis il sourit.

- Mais ne t'inquiète pas, je lirai vite.

- En attendant, dit la femme de Robert, tu peux rester ici. Tu es la bienvenue.

 

Dans la rue, devant la maison, un vieil homme se gratta la tête avant de sourire avec malice :

- Sacrée bande de veinards !

Le cacatoès perché sur son épaule claironna :

- T'as du boulot, Emile ! Rrrrrrr ! 'spèce de limace !

- T'as raison, Francky ! Le courrier n'attend pas.

Le vieil homme ouvrit sa sacoche remplie de lettres avant de s'éloigner vers l'horizon en sifflotant.

 


 

 

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Et le Ciel t'aidera [Nouvelles/Fantastique]

Et le Ciel t'aidera.jpg

 

Mon nom importe peu. J'ai 35 ans. J'ai un cancer.

Si j'avais eu une autre vie, j'aurais pu m'en plaindre, maudire mon sort. Mais le fait est que je prends ça plutôt bien. Je dirais même que je suis impatient que la maladie m'emporte.

Ceci est mon premier journal et vu les circonstances ce sera assurément le dernier. Je ne sais pas trop pourquoi je me mets à écrire. Un réflexe de survie, peut-être. La satisfaction que quelque chose restera de moi. Parce qu'à part ça, on ne peut pas dire que je vais laisser grand-chose. Et même si c'était le cas, le laisser à qui ? Ma famille s'est dissoute depuis longtemps, mes rares amis ont fait leur vie aux quatre coins du pays et ma femme...et bien je n'en ai pas et des enfants encore moins. Vous comprenez mieux pourquoi je suis si enthousisate à l'idée de m'en aller.

Les médecins pensent qu'il ne me reste que quelques mois. J'espère qu'ils se trompent et qu'il ne me reste que quelques semaines. Ce sera bien assez comme ça. J'ai déjà perdu tous mes cheveux et je me sens de plus en plus faible. Je passe ma journée devant la télé. Ca me convient très bien. En observant la médiocrité des programmes et le reflet de notre société, je prends un malin plaisir à savoir que je n'aurai aucun regret à quitter ce monde. Mais ça, je le savais déjà depuis longtemps. La réalité n'a jamais pu rivaliser avec mes rêves, ni même me permettre de les réaliser. Elle ne me manquera pas et réciproquement.

Etrange. Très étrange. Comment ne pas y voir un signe ? Je débute ce journal cette nuit, et voilà que ce midi, il m'arrive une chose extraordinaire. Comme si mon journal l'avait réclamée afin de légitimer son existence. Une météorite s'est écrasée sur ma maison. Elle a traversé le toit et écrasé ma télé par la même occasion. Je crois que le deuil ne sera pas difficile. Surtout que je ne perds pas au change.

La pierre a la taille d'un ballon de volley. Elle est très chaude. Sa couleur est marron avec des parties grises et blanches. Je ne peux pas encore la toucher, mais j'ai hâte de pouvoir le faire. Ce truc vient de l'espace ! Moi qui ai toujours rêvé d'un contact de cette nature. Dommage que ce ne soit qu'un caillou, mais je mesure quand même ma chance. J'espère pouvoir en profiter suffisamment. Je n'irais pas jusqu'à dire que ça donne un sens à ma vie. Disons plutôt que cela me permettra de la terminer en beauté. Ce qui, en soi, n'est déjà pas si mal.

Je n'ai pas dormi de la nuit. Comment aurais-je pu ? J'ai attendu que la pierre refroidisse. Tôt ce matin, j'ai enfin pu la toucher. Rien de spécial. C'est une texture rocheuse. Il y a peut-être des particularités, mais je suis loin d'être un spécialiste en la matière. J'ai regardé sur internet pour voir si elle était répertoriée. Je n'ai rien trouvé de comparable, ce qui me procure un grand plaisir. Si je la montrais à un spécialiste, il me dirait sans doute que c'est un spécimen connu, mais comme je n'en ai pas l'intention, je vais pouvoir continuer à imaginer ce que je veux. La réalité m'a trop souvent déçu. Je vais bientôt mourir, je n'ai plus aucune raison de me fier à elle. Vive le mystère et l'imagination !

Encore une nuit agitée. J'ai entendu des petits bruits. J'ai crû que cela venait de la pierre. Difficile de ne pas fantasmer sur ce qu'elle pourrait recéler. Je crois que je deviens peut-être parano. Je l'ai enfermée dans ma cachette secrète. Après tout, quelqu'un d'autre l'a peut-être vue s'écraser sur ma maison. Je suis assez isolé, mais on ne l'est jamais assez du reste de l'humanité surtout lorsqu'on a quelque chose susceptible de l'intéresser. Hors de question que je laisse le gouvernement, l'armée ou la science me la prendre. C'est ma trouvaille, mon trésor ! Je n'ai jamais rien eu dans cette chienne de vie, alors je compte bien garder cette pierre avec moi le temps qu'il me reste à vivre.

Les bruits ont recommencé. Mais plus de doutes, cette fois, ce n'est pas mon imagination, ça vient bien de la pierre. C'est sûrement dû au fait qu'elle refroidit, comme un moteur de voiture. Cette image me plait beaucoup. Cette pierre, en un sens, est devenue mon moteur à moi. Avec elle, j'ai l'impression de redémarrer ma vie. Elle sera peut-être courte, mais elle sera intense. Et elle me comblera. Enfin.

J'ai bien regardé avec la loupe. Il y a une nette fêlure. Je suis certain qu'elle n'y était pas avant. J'ai vraiment des raisons d'espérer que dans les jours qui viennent il se passera quelque chose de surprenant. Ou alors je me fais encore un film. On verra bien. En tout cas, l'attente est insupportable... et en même temps délicieuse. J'ai dû mal à manger et à faire autre chose que l'observer. Je ne veux rien manquer. Je serai peut-être l'unique témoin d'un évènement tout aussi unique. Et puis, s'il ne se passe rien, ce n'est pas le ridicule qui me tuera !

Je me suis assoupi en fin d'après-midi bien que je ne le voulais pas. Et bien sûr, ce que j'espérais est arrivé pendant que je dormais. Je n'ai même pas pensé à la filmer. Je me déteste. La pierre s'est fendue en deux. Net. Rien à l'intérieur. En tout cas, rien de vivant. Il y a une sorte de toile collante, mais c'est tout. L'intérieur était très chaud. Comme s'il y avait eu une activité. C'est peut-être une pierre volcanique. Oui, si ça se trouve, ce n'est qu'une déjection de volcan, de volcan terrestre. Je préfère ne pas trop y penser, c'est plutôt douloureux de se faire à cette idée. Je croyais tellement à un miracle.

Nuit vraiment bizarre. J'ai beaucoup rêvé, comme ça ne m'était jamais arrivé. Je me suis réveillé, épuisé, comme si j'avais couru toute la nuit. Couru dans ma tête. Mais en même temps je me sentais bien. Comme si j'avais ma dose d'adrénaline. Très curieux. Sûrement dû à l'ouverture de la pierre. J'ai sans doute besoin de soigner ma frustration et mon esprit s'en charge naturellement. Comme il l'a toujours fait.

Je ne sais pas comment dire ça. Les mots ne sont pas suffisants. La pierre n'était pas vide. J'en ai eu la preuve ce matin en me regardant dans la glace. Je n'avais pas fait ça depuis longtemps et sur le moment quand je l'ai vue sur ma tête, j'ai poussé un cri. J'ai cru que c'était un effet secondaire de la maladie. J'ignore comment j'ai fait pour ne pas la sentir, encore moins depuis combien de temps elle est là. J'ose à peine la toucher. On dirait une excroissance. Sa couleur est plus foncée que ma peau, mais quand il n'y a pas beaucoup de lumière, on jurerait qu'elle fait partie de moi, comme une arète crânienne. Elle fait a peu près la taille de ma main. Elle a quatre pattes, deux à l'avant et deux à l'arrière. Sa tête est plate. On dirait un croisement entre une araignée et une tortue. Elle semble bien accrochée. C'est terrifiant, mais au moins, ce n'est pas douloureux. Elle est peut-être en train de se nourrir de mon cerveau. Je préfère en rire. Elle ne bouge pas, comme si elle dormait ou qu'elle était morte. C'est terrifiant, mais je ne peux pas m'empêcher d'éprouver une certaine joie. Après tout, c'est ce que j'espérais. Pas sous cette forme, certes, mais c'est bel et bien un contact avec une espèce venue d'une autre planète. Je dois dire que j'ai vite abandonné l'histoire du volcan.

Tout à l'heure j'ai bien regardé son corps dans la glace. Si elle tient si bien sur mon crâne c'est parce qu'elle a de chaque côté une dizaine de petites pinces. J'ai bien l'impression qu'elles sont toutes plantées dans ma tête. C'est un peu rouge autour, comme si ça avait saigné. Rien que d'y penser, j'en frissonne. Un peu vicieux quand même. Et puis j'ai commencé à imaginer une perspective moins drôle. Si au lieu de me manger la cervelle elle était plutôt en train de pondre ses oeufs dedans. Peut-être que la pierre n'était pas un simple oeuf, mais une sorte de cocon spécifique à la femelle afin de la préparer à la période de ponte. Oui, c'est assez délirant, mais quand on sait que cette chose vient d'une autre planète, comment vraiment savoir où commence la réalité et où elle s'arrête ?

J'ai passé une nuit affreuse. J'ai rêvé que des larves me sortaient par tous les orifices de la tête : les oreilles, les narines, la bouche ! J'ai failli vomir en me réveillant. Après ça, j'étais résolu à m'en débarrasser. Tant pis pour la rencontre du 3ème type ! Ca me dérange pas de mourir, du moment que je conserve un minimum de dignité. De servir d'incubateur vivant, je dois avouer que ce n'est pas ce que j'apelle une mort digne, même pour une larve comme moi !

Je n'ai pas pu. J'avais la chaussure dans ma main. J'étais sur le point de l'écraser et quelque chose m'a retenu. Je ne pourrais pas dire quoi exactement. Peut-être la certitude de me tromper sur ses intentions. C'est vrai que je n'ai aucune preuve de quoi que ce soit. En fait, pas exactement. Car depuis qu'elle a fait son nid sur mon crâne, je me suis rendu compte que j'allais mieux. Je ressens moins la fatigue. Je suis fatigué par le manque de sommeil, mais la fatigue dûe à la maladie, que je sais clairement dissocier, elle, a diminué de manière assez significative. Suffisamment en fait, pour que je sois tenté d'associer cette amélioration à la présence de Vénus. Oui, je l'ai baptisée ainsi. Pour plusieurs raisons. Primo, parce qu'elle vient de l'espace. Secundo, parce qu'elle guide mes pensées et mes actes depuis quelques jours comme l'étoile oriente le marin en perdition. J'aime beaucoup cette métaphore en passant. Et pour finir, l'appeler Vénus alors qu'elle est si laide c'est un peu ironique, ça m'amuse beaucoup. Remarquez, il n'y a rien de plus subjectif que l'apparence. D'où elle vient, c'est peut-être Miss Monde, une vraie reine de beauté ! J'espère qu'elle ne lit pas dans mes pensées, parce que sinon elle va avoir de quoi me détester !

Je suis catégorique : la présence de Vénus sur ma tête est en train de me métamorphoser. Pas physiquement, mais mentalement, comme si elle agissait directement sur mon cerveau. Ce qu'elle fait sans aucun doute. J'ai l'intime conviction que d'une ceraine manière, nous vivons une parfaite relation symbiotique, chacun permettant à l'autre de subvenir à ses besoins avec un naturel exemplaire. Elle se nourrit de mon activité cerébrale et mon cerveau se nourrit de cette interaction. Et comme son interaction intensifie mon activité cérébrale, elle me nourrit davantage. C'est exponentiel, c'est sans limite. c'est parfait. Voilà précisément le genre de rapport que j'ai toujours rêvé d'avoir avec mes semblables, sans jamais pouvoir l'obtenir. Que je l'obtienne enfin grâce à une autre espèce ne change rien. Enfin si. C'est nettement plus valorisant à mes yeux. Je vais vraiment pouvoir mourir heureux comme
on dit. J'en suis presque à regretter ma disparition prochaine et à ne pas pouvoir partager ma situation privilégiée. Tout le monde m'envierait cette symbiose. Elle représente un véritable aboutissement à plus d'un titre.
Enfin, non, ce ne serait certainement pas la chose à faire. On préférerait sans doute m'examiner, me disséquer pour savoir comment ça se passe à l'intérieur.
Au mieux, on m'exhiberait dans des émissions télé débiles et des tas de gens se feraient de l'argent sur mon dos. Ce n'est pas de la paranoïa. J'ai simplement eu le temps de connaître le monde dans lequel je vis. Argent, pouvoir, sexe et violence. Les quatre mamelles de l'Humanité. Moi je n'en ai plus qu'une seule désormais : la paix.

Je me suis remis à lire. Je ne fais que ça depuis plusieurs jours. Une véritable boulimie. Je prends un plaisir fou, quel que soit la nature du livre : roman, biographie, essai, magazine et même bande-dessinée, tout y passe. Je crois que Vénus adore la littérature et que cette soif dévorante qui m'anime est un écho de sa passion à elle. On est sur la même longueur d'onde. Ce que fait l'un enrichit l'autre, le bonifie. Nous ne faisons qu'un, à tous points de vue.
C'est jouissif, orgasmique. Non, le mot n'est pas trop fort. Au contraire, je crois qu'il ne pourrait être mieux employé. Cela dépasse tous mes rêves, mes fantasmes les plus fous. Je me sens vivant et libre comme jamais. Je me sens plus qu'humain. Je ne sais pas ce que Vénus éprouve, mais j'imagine qu'à son niveau aussi elle ressent un formidable sentiment de plénitude. Et de savoir que c'est réciproque est encore plus exaltant. Je touche l'expérience divine ultime. Moi qui n'ai jamais été très spirituel, je peux dire qu'en quelques jours j'ai rattrapé mon retard. Et puis question d'esprit, Vénus aussi est servie : elle se goinfre le mien ! J'arrive même à être drôle. Que cela ne s'arrête pas, que cela ne s'arrête jamais. Que c'est beau, que c'est bon !

Oui, c'était sans doute trop beau pour durer. Je l'ai senti tôt ce matin, la rupture, la séparation. Je ne sais quel terme employer. Je n'en trouve pas d'assez fort. Vénus a disparu de ma tête, purement et simplement. Impossible de la retrouver. J'ai retourné toute la maison, sans succès. J'en suis malade.
Je m'étais trop habitué à elle, à ce qu'elle me procurait. Oui, comme une drogue. Mais contrairement à une drogue, tous les aspects de cette dépendance se révélaient positifs, pour le drogué comme pour le dealer. Et nous endossions chacun les deux rôles.
Je n'arrive pas à trouver d'explication. On avait tous les deux trop à y perdre pour que cela s'arrête ainsi, du jour au lendemain. C'est cruel. Je n'arrive pas à l'accepter. J'essaie de me persuader que sa mission accomplie, elle est peut-être repartie chez elle par un autre moyen. Peut-être Vénus était-elle une sorte d'agent humanitaire de l'espace et qu'elle a trouvé en moi un nécessiteux à la hauteur de son investissement. Mais dans ce cas, pourquoi serait-elle partie sans s'assurer de mon bien-être futur ? Car me laisser ainsi, de nouveau seul et sans joie, c'est un châtiment plus qu'un secours. Je ne comprends vraiment pas ce qui a pu se passer. C'était pourtant parfait. Ca aurait dû continuer. Je suis abattu. Ce constat me fait plus mal que toutes les maladies possibles. Oui, maintenant je me sens à nouveau malade, plus que jamais. Et de savoir que je vais partir ainsi est terrifiant. Comme si rien ne s'était passé, comme si j'avais tout imaginé. C'est terrfiant.

 

Je ne sais comment poursuivre le récit de mon frère. Je vais alors tâcher d'être simple et direct. Mon frère, paix à son âme, a trouvé la mort chez lui il y a trois jours. J'ai trouvé ce journal près de lui, ce qui a permis d'expliquer en grande partie certaines choses qui, sinon, seraient restées des mystères.
Mon frère avait bel et bien un cancer. La réalité s'arrête ici. Tout le reste de son récit n'est que le fruit de son imagination, fertile, j'en conviens.
Mais mon frère a toujours cultivé un esprit inventif, il était connu pour cela. La proximité de la mort a sans doute décuplé ce penchant naturel.
Dans un accès de colère, il a vraisemblablement détruit sa télévision et détérioré son plafond juste au-dessus. Son imagination a fait le reste. Je crois qu'il avait besoin de vivre quelque chose de très fort avant de quitter ce monde en lequel il ne croyait plus depuis longtemps. Son attirance vers tout ce qui a trait au cosmos a conditionné la nature de son illusion. C'est aussi bien comme ça. Il est mort comme il l'a voulu. J'ose espérer que son esprit est apaisé à présent. Nous n'avons jamais été très proches, mais pour autant je souhaite qu'il trouve le repos. Il le mérite.

Je travaille moi-même à l'aérospatiale, notre seul intérêt commun avec mon frère, même si nous ne l'avons guère partagé de son vivant.
Je confie donc en toute logique ses cendres et son journal à l'espace. C'est le moins que je puisse faire pour honorer sa mémoire. Peut-être trouveront-ils parmi les étoiles un esprit suffisamment adapté pour tirer d'eux la substantifique moelle. Si Vénus a existé, comme en était convaincu mon frère, alors elle sera sans doute ravie de tomber sur ces pages. Mon frère aurait aimé cette perspective, en tout cas, et c'est pour cela uniquement que j'entreprends une telle démarche.

Je n'ai pas trouvé la fameuse météorite dont il parle, bien entendu, pas plus que la cachette secrète qu'il mentionne. Mais rien de surprenant à cela puisque ni l'une ni l'aute n'existent. Désolé de décevoir le lecteur, mais même si cette pierre avait existé, elle n'aurait sans doute rien eu d'extraordianire. Au mieux, j'aurais trouvé une substance un peu colllante à l'intérieur que je n'aurais même pas pris la peine d'analyser.
Pour quoi faire ? Me rendre compte que mon frère avait fait lui même un mélange de son invention afin de concrétiser son fantasme ? Je l'aurais jetée, tout simplement.

Ce que j'ai réellement fait en revanche c'est vendre ses biens aux bénéfices d'une association humanitaire. C'est ce qu'il aurait souhaité, paradoxalement. Mon frère n'était pas égoïste. Il était simplement malade, malade d'être humain. Après tout, tout le monde n'est peut-être pas fait pour l'être. Ce n'est sûrement pas la morale que vous attendiez, auquel cas j'en suis navré. Mais en l'absence de mon frère, ce journal n'en connaîtra malheureusement pas de meilleure.




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lundi, 19 novembre 2012

Sang et Sable [Nouvelles/Fantastique]


Il ne tiendra plus bien longtemps. Je l’ai lu dans ses yeux. Ils sont de plus en plus rouges, et ce n’est pas à cause de la fatigue. Du moins, j’aurais pu y croire s’il ne s’était pas fait mordre. Il est foutu, je le sais. Ce n’est qu’une question de temps avant qu’il ne se retourne contre moi. Entre lui et la chaleur, j’ignore ce qui me tuera en premier. Cela dit, je préfèrerais si possible choisir. Et ce sera la chaleur. Pas question de me faire avoir moi aussi.

Je rajuste ma chèche, en fait les restes d’un vieux T-shirt délavé mais encore assez blanc pour dévier les rayons du soleil. Sous cette protection précaire, j’inspire sans cesse le même air. Celui qui traverse mes poumons en circuit fermé. J’ai arrêté de regarder devant moi, la réverbération sur le sable risquant peu à peu de me rendre aveugle. Manquerait plus que ça… Je me retourne pour jeter un œil à Sagabe. Lui a perdu son turban. Depuis longtemps déjà. J’aurais pu le ramasser ou le lui rajuster avant ça, mais j’ai pas osé. Sa démarche est de plus en plus maladroite. Hésitante. Bientôt, il faudra que je fasse un choix.

Je lui pose une question mais il ne me répond pas. Je vois sa tête se relever légèrement, et il se met à me fixer de ses yeux à présent recouverts d’un voile opaque. Rouge sang. Il s’est arrêté de marcher : il a l’air de renifler. Il ne ressemble plus à rien. En tout cas, certainement plus à mon grand frère…

Il a fait quelques mètres avant de s’écrouler. A présent, il est là, allongé de tout son long dans le sable, et j’hésite à faire ce qui est nécessaire. M’occuper de lui avant qu’il ne devienne l’un des leurs.

En temps normal, c’est plutôt rapide. Entre cinq et dix minutes. A peine le temps de pleurer le ‘défunt’. En tâtonnant dans mon paquetage, j’attrape le fusil mitrailleur ramassé à la hâte sur la carcasse d’un milicien. Instantanément, je me brûle les doigts sur la chambre en métal, chauffée à blanc par le soleil saharien, jusqu’à trouver enfin la crosse. Pas besoin de vérifier l’état du chargeur, je connais déjà trop bien la vérité. A mes pieds, une sorte de spasme vient de faire tressaillir le cadavre de Sagabe. Il ne me reste plus beaucoup de temps. En soupirant avec force, je soupèse l’arme : elle me paraît bien moins lourde que quant je l’ai soulevée la première fois. Mais ça n’a plus importance. Sagabe vient de relever la tête. Ses yeux morts me dévisagent alors qu’il ouvre la bouche, ses dents enduites d’une salive pâteuse. Je lui fais alors un ultime honneur : celui de gâcher pour lui ma toute dernière cartouche.

J’ignore si c’est le bruit ou l’odeur qui l’a attiré. En tout cas, il a fait vite. A peine dix minutes après que Sagabe ait rendu l’âme une seconde fois, il est arrivé et je l’ai regardé décrire de grands cercles au dessus de ma tête. Le soleil me brûle la rétine alors qu’il descend lentement vers moi, son ombre rétablissant brièvement ma vision entre deux éblouissements. Il finit par se poser, à quelques mètres de moi. Le sable ardent ne semble pas le déranger outre mesure alors qu’il avance le long de la dune, s’approchant peu à peu. Quant ses yeux croisent enfin les miens, je comprends pourquoi. C’en est un lui aussi.

Immédiatement, je me redresse, serrant mon AK-47 comme une batte de base-ball en prévision de l’attaque. Une seule blessure suffirait à me faire partager son sort, probablement pire que la mort. Mais il ne bouge pas. Sa tête disparait un instant dans son épais plumage brun-roux, le temps de se débarrasser de quelques plumes superflues. J’en profite pour tenter de l’atteindre du bout de mon arme mais il bondit sur le côté avec une étonnante vivacité avant de s’envoler à nouveau. Il a eu peur. J’ai alors la preuve qu’il n’était pas l’un d’eux.

Eux non pas peur. Pas mal. Pas sommeil. Juste faim. Une faim dévorante, transcendant toutes les règles, tous les liens. L’amitié, la famille… Plus rien ne compte. Seule la faim compte. La viande. La chair. Le bruit d’un cœur qui bat, pulsant un sang encore frais dans les veines d’un être qui, dès lors qu’il a été repéré, n’est plus rien d’autre qu’une source de nourriture. Simplement, jusque là, c’était resté cantonné aux humains. Tous avaient sombré rapidement. Trop rapidement. Les uns après les autres. Jusqu’à ce qu’il n’en reste plus qu’un.

Mes lèvres sont jointes, collées par un résidu de salive qui fait office de joint parfaitement hermétique. Pas question de les desceller : j’ai déjà assez soif comme ça. Trois jours que nous errions dans le désert… Au moins, je me contentais du ‘nous’… Ma main glisse au fond de l’une de mes poches, furetant à la recherche d’un des objets glanés à la va-vite pendant la fuite. Je sens les contours ébréchés de celui qui m’intéresse et le sort immédiatement, le soulevant pour que les rayons solaires le traversent. Très vite, le verre de lunettes fait son office, remplissant son rôle de loupe improvisée. Les frusques couvrant le corps sans vie de Sagabe prennent feu et je regarde ce qui reste de mon frère se consumer. L’odeur est écœurante et la fumée m’assèche un peu plus encore, mais je me sens obligé de rester jusqu’à ce que ce soit terminé. Afin de m’assurer qu’il ne reste plus rien pour celui qui tourne dans le ciel, trente mètres au dessus de moi. Si je dois crever de faim, alors lui aussi.

Je reprends ma route. J’ai tué mon frère au milieu du désert. Je suis maintenant le dernier humain de la Terre.

J’ignore où je vais. Vers où j’avance. Une chose est sûre, je ne risque pas d’en croiser. Le soleil, la chaleur… Ca ne leur réussit pas. Quant Sagabe et moi avons quitté la route pour les dunes, les cinq qui nous suivaient n’ont pas tenu longtemps. Le premier, un qui avait bien dix jours, est rapidement tombé en morceaux, ses membres desséchés se déchirant suite aux efforts qui l’avaient jusque là maintenu debout. Il a rampé quelques mètres avant de s’arrêter de bouger définitivement. Une seconde fois. Les autres qui l’accompagnaient n’ont également pas fait long feu. Au début, on maintenait une distance de sécurité de cinquante mètres, distance dont le nombre de mètres s’est raccourci pareillement à celui des poursuivants. Le soleil les a cuits sur place, asséchant leur chair et leurs muscles pour les transformer en momies. Quant il n’y en a eu plus qu’un, je l’ai achevé d’une balle dans la tête et enfin nous avons pu dormir.

Une ombre passe à ma droite. Pas celle d’un nuage, juste la sienne. Lui aussi a faim, et il m’a probablement mentalement ajouté au menu. Maintenant que j’y repense, je revois ses yeux, dont on discernait encore les pupilles. Il n’en était pas un, malgré l’irrigation sanguine caractéristique des rétines. Peut-être que cette merde n’agit que sur nous. Un privilège dont on se serait bien passé. En attendant, il me suit et je ne m’en plains pas. Ca me fait toujours un compagnon de voyage.

Je finis par jeter un coup d’œil à ma montre. Elle a rendu l’âme dans l’accident de voiture à la sortie de la ville et pourtant le petit sigle affichant l’année reste allumé. Quelle blague… Me remettant à marcher, je sens mes pieds s’enfoncer dans le sable, sans opposer de résistance. L’espace d’un instant, je me plais à m’imaginer subitement avalé par cette masse mouvante et chaude, qui constituera probablement mon linceul d’ici peu. Sauf si je trouve de l’eau, mais il ne faut pas y compter.

J’attrape l’une de mes deux gourdes. Pas celle pleine d’huile de moteur, l’autre. Celle que j’avais remplie d’eau et dont j’ai vérifié le contenu peut-être vingt fois depuis deux heures. Toujours le même constat. Vide. Pas même une dernière goutte restant collée au culot de métal du thermos. Je ne suis pas surpris. Depuis les trois derniers jours, mon esprit me conditionne. Me prépare à l’inévitable. En attendant, je savoure la lente descente du soleil à l’horizon, alors que le ciel se pare de tons roses orangés. Bientôt la nuit, et la fin de cette chaleur étouffante. Celle qui ne devra attendre quelques heures de plus avant d’avoir ma peau.

Le froid s’installe rapidement. Bien trop. On passe d’un extrême à l’autre en moins d’une trentaine de minutes. On ne savoure la disparition de la morsure ardente du soleil que pour se retrouver accablé par celle, plus tenace, de la froide obscurité. Mon compagnon de route m’a semble-t-il abandonné et c’est tant mieux. Pas question que quelque chose s’approche de moi quant je serais endormi et donc impuissant. Avec la nuit, le désert prend vie. A l’inverse du reste du monde où tout semble être déjà mort…

Je n’ai pas dormi longtemps. Je n’ai pas pu. Depuis les derniers mois, je me réveille tous seul à peu près toutes les heures, adoptant des cycles de demi-sommeil comme les animaux conscients de leur nature de proies. J’ai donc préféré me remettre à marcher, avec toujours en tête l’espoir de trouver un point d’eau ou quelque chose qui me permettrait de me désaltérer d’une manière quelconque. J’ai soif. Trop pour pouvoir penser à autre chose.

Le goût amer de l’huile de vidange m’agace la bouche, s’avérant encore pire que celui de ma propre urine. La sensation d’avoir du liquide dans la bouche est cependant agréable, et m’a permis de me sentir bien l’espace de quelques secondes. J’ai même pu admirer le lever du soleil avec un certain plaisir. C’était beau, presque trop pour ce monde, ou du moins ce qu’il est devenu.

Mon compagnon de voyage est revenu. Il a toujours faim, je pense, et il ne me lâchera pas. Entre lui et moi, c’est à qui mourra le premier. Qu’il ne compte pas sur moi.

Je ne comprends toujours pas pourquoi ce n’en est pas un. Pourquoi ça ne semble pas le toucher. Peut-être que les saloperies qui lui permettent de digérer les charognes ont eu raison de la merde en question… Il a l’air en bonne santé et vole normalement : il ne s’est pas fait mordre. Pourtant, ils chassent aussi les bêtes. C’est d’ailleurs grâce à ça que Sagabe et moi avons réussi à quitter le poste de police abandonné, en leur lâchant un poulet qu’ils poursuivent peut-être encore. Tout ce qui est vivant les attire comme un aimant, nous comme le reste. Et à partir du moment où l’on est mordu, on rejoint la horde. Aucune exception.

Je me suis arrêté de marcher un instant, découvrant un insecte au sol. Un genre de gros scarabée noir, qui se dandinait sur le sable. La bestiole profitait sans doute des dernières secondes de fraîcheur de l’aurore avant de s’enfouir sous les dunes pour passer la journée. C’est alors que j’ai remarqué ce qui pendait de son abdomen. Une goutte d’eau. J’ai attrapé le stenocara et je lui ai léché le ventre. Lui agitait ses pattes griffues contre ma langue mais je m’en fichais : je lui volais sa flotte. En produisait-il souvent ? Dans le doute, je l’ai glissé dans mon thermos vide, avec un peu de sable. Les parois encore fraîches du conteneur le stimuleraient peut-être à nouveau pendant la journée. Je reprends ma route, cette goutte d’eau m’ayant revigoré. En fait, elle m’a apporté plus que ça. A présent, je sens qu’il me reste un espoir.

J’ai tué le vautour. Il m’agaçait. Je me suis décidé à faire le mort en m’allongeant dans le sable encore frais, puis j’ai arrêté de bouger. J’ai pas attendu bien longtemps. Quant il est venu me filer deux-trois coups de bec, je lui ai attrapé une patte et l’ai plaqué au sol. Ensuite, je l’ai matraqué à coups de fusil, jusqu’à ce que ses longues ailes brunes cessent de battre. Puis j’ai du le tuer une seconde fois, son organisme ayant enfin succombé à l’épidémie. Bouffer des charognes ne lui a pas réussi. C’est pour ça que j’y ai pas touché. En attendant, je continue ma route seul. Enfin pas vraiment : au fond de ma gourde, mon nouvel ami me tient compagnie.

La semelle de l’une de mes chaussures a lâché. Le sable entre à présent en contact avec ma voûte plantaire et me brûle atrocement. Ca me ralentit et me force à produire des efforts inutiles. La soif est revenue, la faim aussi. Au loin, derrière une dune, j’aperçois une image floue. Sombre. Je ne me berce pas d’illusions : le désert est déjà assez habile à en produire comme ça.

Je crois que je ne rêve pas. Il y a bel et bien des palmiers, au moins une trentaine, là devant moi. A même pas cinquante mètres. Et à leurs pieds, ce qui ressemble à une vaste mare, entourée de joncs bien verts. Pour autant, je ne me précipite pas. C’est trop beau pour être vrai. Mais à mesure que je m’approche, je me rends à l’évidence. C’est réel. C’est la fin du cauchemar.

L’eau est tiède mais potable. Au milieu du bassin, large d’une vingtaine de mètres, dansent des crevettes et des petits poissons, là où dans les palmiers, des grappes de dattes pendent, n’attendant que d’être cueillies. Une oasis. J’en ai rêvé depuis si longtemps. Après m’être bien giflé une douzaine de fois, je suis enfin assuré que je ne délire pas. Ma bonne étoile m’a enfin souri.

La datte a une chair charnue, sucrée. Délicieuse. Mon estomac rempli, c’est au tour de mes gourdes. Je vide celle contenu l’huile de moteur et l’autre, abandonnant le scarabée dans une touffe de brins d’herbes où il sera probablement à son aise. Ainsi paré, je me dis que je vais peut-être rester un peu plus longtemps dans ce véritable jardin d’Eden. Le temps de retrouver complètement mes forces. Et je compte bien savourer chaque instant de ce rêve éveillé.

Un bonheur n’arrive jamais seul. Alors que je cherchais un endroit à l’ombre pour me reposer, j’ai repéré le dromadaire. Sa bride lui pendait encore le long du cou, et une selle richement décorée ornait encore sa bosse unique. Sans doute s’était-il enfui et son odorat l’avait mené jusqu’ici. En tous cas, il fera un bon moyen de transport, si je parviens à l’attacher sans qu’il ne s’enfuie. Je m’approche lentement, sans gestes brusques. Il n’a pas l’air d’avoir peur : parfait. Quant je suis assez prêt pour le toucher, je caresse la selle en cuir. Il reste calme, il a l’habitude des hommes. Je me décide à l’escalader, grimpant sur son dos pour caler mes fesses sur la selle. Brusquement, celle-ci se dérobe sous mon poids, ainsi que la bosse toute entière. Je roule dans le sable et pousse un gémissement de douleur. Le lourd équipement m’écrase les jambes, m’empêchant de bouger. L’énorme paquet de graisse moisie,lui, se délite sur mon torse, masse gélatineuse et puante. Mais alors que je cherche à me relever, je vois le dromadaire se tourner vers moi. Je remarque alors ses yeux et sa gueule grande ouverte qui approche de mon visage. Les humains ne sont plus les seuls concernés. Et merde…



 

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