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lundi, 19 novembre 2012

Sang et Sable [Nouvelles/Fantastique]


Il ne tiendra plus bien longtemps. Je l’ai lu dans ses yeux. Ils sont de plus en plus rouges, et ce n’est pas à cause de la fatigue. Du moins, j’aurais pu y croire s’il ne s’était pas fait mordre. Il est foutu, je le sais. Ce n’est qu’une question de temps avant qu’il ne se retourne contre moi. Entre lui et la chaleur, j’ignore ce qui me tuera en premier. Cela dit, je préfèrerais si possible choisir. Et ce sera la chaleur. Pas question de me faire avoir moi aussi.

Je rajuste ma chèche, en fait les restes d’un vieux T-shirt délavé mais encore assez blanc pour dévier les rayons du soleil. Sous cette protection précaire, j’inspire sans cesse le même air. Celui qui traverse mes poumons en circuit fermé. J’ai arrêté de regarder devant moi, la réverbération sur le sable risquant peu à peu de me rendre aveugle. Manquerait plus que ça… Je me retourne pour jeter un œil à Sagabe. Lui a perdu son turban. Depuis longtemps déjà. J’aurais pu le ramasser ou le lui rajuster avant ça, mais j’ai pas osé. Sa démarche est de plus en plus maladroite. Hésitante. Bientôt, il faudra que je fasse un choix.

Je lui pose une question mais il ne me répond pas. Je vois sa tête se relever légèrement, et il se met à me fixer de ses yeux à présent recouverts d’un voile opaque. Rouge sang. Il s’est arrêté de marcher : il a l’air de renifler. Il ne ressemble plus à rien. En tout cas, certainement plus à mon grand frère…

Il a fait quelques mètres avant de s’écrouler. A présent, il est là, allongé de tout son long dans le sable, et j’hésite à faire ce qui est nécessaire. M’occuper de lui avant qu’il ne devienne l’un des leurs.

En temps normal, c’est plutôt rapide. Entre cinq et dix minutes. A peine le temps de pleurer le ‘défunt’. En tâtonnant dans mon paquetage, j’attrape le fusil mitrailleur ramassé à la hâte sur la carcasse d’un milicien. Instantanément, je me brûle les doigts sur la chambre en métal, chauffée à blanc par le soleil saharien, jusqu’à trouver enfin la crosse. Pas besoin de vérifier l’état du chargeur, je connais déjà trop bien la vérité. A mes pieds, une sorte de spasme vient de faire tressaillir le cadavre de Sagabe. Il ne me reste plus beaucoup de temps. En soupirant avec force, je soupèse l’arme : elle me paraît bien moins lourde que quant je l’ai soulevée la première fois. Mais ça n’a plus importance. Sagabe vient de relever la tête. Ses yeux morts me dévisagent alors qu’il ouvre la bouche, ses dents enduites d’une salive pâteuse. Je lui fais alors un ultime honneur : celui de gâcher pour lui ma toute dernière cartouche.

J’ignore si c’est le bruit ou l’odeur qui l’a attiré. En tout cas, il a fait vite. A peine dix minutes après que Sagabe ait rendu l’âme une seconde fois, il est arrivé et je l’ai regardé décrire de grands cercles au dessus de ma tête. Le soleil me brûle la rétine alors qu’il descend lentement vers moi, son ombre rétablissant brièvement ma vision entre deux éblouissements. Il finit par se poser, à quelques mètres de moi. Le sable ardent ne semble pas le déranger outre mesure alors qu’il avance le long de la dune, s’approchant peu à peu. Quant ses yeux croisent enfin les miens, je comprends pourquoi. C’en est un lui aussi.

Immédiatement, je me redresse, serrant mon AK-47 comme une batte de base-ball en prévision de l’attaque. Une seule blessure suffirait à me faire partager son sort, probablement pire que la mort. Mais il ne bouge pas. Sa tête disparait un instant dans son épais plumage brun-roux, le temps de se débarrasser de quelques plumes superflues. J’en profite pour tenter de l’atteindre du bout de mon arme mais il bondit sur le côté avec une étonnante vivacité avant de s’envoler à nouveau. Il a eu peur. J’ai alors la preuve qu’il n’était pas l’un d’eux.

Eux non pas peur. Pas mal. Pas sommeil. Juste faim. Une faim dévorante, transcendant toutes les règles, tous les liens. L’amitié, la famille… Plus rien ne compte. Seule la faim compte. La viande. La chair. Le bruit d’un cœur qui bat, pulsant un sang encore frais dans les veines d’un être qui, dès lors qu’il a été repéré, n’est plus rien d’autre qu’une source de nourriture. Simplement, jusque là, c’était resté cantonné aux humains. Tous avaient sombré rapidement. Trop rapidement. Les uns après les autres. Jusqu’à ce qu’il n’en reste plus qu’un.

Mes lèvres sont jointes, collées par un résidu de salive qui fait office de joint parfaitement hermétique. Pas question de les desceller : j’ai déjà assez soif comme ça. Trois jours que nous errions dans le désert… Au moins, je me contentais du ‘nous’… Ma main glisse au fond de l’une de mes poches, furetant à la recherche d’un des objets glanés à la va-vite pendant la fuite. Je sens les contours ébréchés de celui qui m’intéresse et le sort immédiatement, le soulevant pour que les rayons solaires le traversent. Très vite, le verre de lunettes fait son office, remplissant son rôle de loupe improvisée. Les frusques couvrant le corps sans vie de Sagabe prennent feu et je regarde ce qui reste de mon frère se consumer. L’odeur est écœurante et la fumée m’assèche un peu plus encore, mais je me sens obligé de rester jusqu’à ce que ce soit terminé. Afin de m’assurer qu’il ne reste plus rien pour celui qui tourne dans le ciel, trente mètres au dessus de moi. Si je dois crever de faim, alors lui aussi.

Je reprends ma route. J’ai tué mon frère au milieu du désert. Je suis maintenant le dernier humain de la Terre.

J’ignore où je vais. Vers où j’avance. Une chose est sûre, je ne risque pas d’en croiser. Le soleil, la chaleur… Ca ne leur réussit pas. Quant Sagabe et moi avons quitté la route pour les dunes, les cinq qui nous suivaient n’ont pas tenu longtemps. Le premier, un qui avait bien dix jours, est rapidement tombé en morceaux, ses membres desséchés se déchirant suite aux efforts qui l’avaient jusque là maintenu debout. Il a rampé quelques mètres avant de s’arrêter de bouger définitivement. Une seconde fois. Les autres qui l’accompagnaient n’ont également pas fait long feu. Au début, on maintenait une distance de sécurité de cinquante mètres, distance dont le nombre de mètres s’est raccourci pareillement à celui des poursuivants. Le soleil les a cuits sur place, asséchant leur chair et leurs muscles pour les transformer en momies. Quant il n’y en a eu plus qu’un, je l’ai achevé d’une balle dans la tête et enfin nous avons pu dormir.

Une ombre passe à ma droite. Pas celle d’un nuage, juste la sienne. Lui aussi a faim, et il m’a probablement mentalement ajouté au menu. Maintenant que j’y repense, je revois ses yeux, dont on discernait encore les pupilles. Il n’en était pas un, malgré l’irrigation sanguine caractéristique des rétines. Peut-être que cette merde n’agit que sur nous. Un privilège dont on se serait bien passé. En attendant, il me suit et je ne m’en plains pas. Ca me fait toujours un compagnon de voyage.

Je finis par jeter un coup d’œil à ma montre. Elle a rendu l’âme dans l’accident de voiture à la sortie de la ville et pourtant le petit sigle affichant l’année reste allumé. Quelle blague… Me remettant à marcher, je sens mes pieds s’enfoncer dans le sable, sans opposer de résistance. L’espace d’un instant, je me plais à m’imaginer subitement avalé par cette masse mouvante et chaude, qui constituera probablement mon linceul d’ici peu. Sauf si je trouve de l’eau, mais il ne faut pas y compter.

J’attrape l’une de mes deux gourdes. Pas celle pleine d’huile de moteur, l’autre. Celle que j’avais remplie d’eau et dont j’ai vérifié le contenu peut-être vingt fois depuis deux heures. Toujours le même constat. Vide. Pas même une dernière goutte restant collée au culot de métal du thermos. Je ne suis pas surpris. Depuis les trois derniers jours, mon esprit me conditionne. Me prépare à l’inévitable. En attendant, je savoure la lente descente du soleil à l’horizon, alors que le ciel se pare de tons roses orangés. Bientôt la nuit, et la fin de cette chaleur étouffante. Celle qui ne devra attendre quelques heures de plus avant d’avoir ma peau.

Le froid s’installe rapidement. Bien trop. On passe d’un extrême à l’autre en moins d’une trentaine de minutes. On ne savoure la disparition de la morsure ardente du soleil que pour se retrouver accablé par celle, plus tenace, de la froide obscurité. Mon compagnon de route m’a semble-t-il abandonné et c’est tant mieux. Pas question que quelque chose s’approche de moi quant je serais endormi et donc impuissant. Avec la nuit, le désert prend vie. A l’inverse du reste du monde où tout semble être déjà mort…

Je n’ai pas dormi longtemps. Je n’ai pas pu. Depuis les derniers mois, je me réveille tous seul à peu près toutes les heures, adoptant des cycles de demi-sommeil comme les animaux conscients de leur nature de proies. J’ai donc préféré me remettre à marcher, avec toujours en tête l’espoir de trouver un point d’eau ou quelque chose qui me permettrait de me désaltérer d’une manière quelconque. J’ai soif. Trop pour pouvoir penser à autre chose.

Le goût amer de l’huile de vidange m’agace la bouche, s’avérant encore pire que celui de ma propre urine. La sensation d’avoir du liquide dans la bouche est cependant agréable, et m’a permis de me sentir bien l’espace de quelques secondes. J’ai même pu admirer le lever du soleil avec un certain plaisir. C’était beau, presque trop pour ce monde, ou du moins ce qu’il est devenu.

Mon compagnon de voyage est revenu. Il a toujours faim, je pense, et il ne me lâchera pas. Entre lui et moi, c’est à qui mourra le premier. Qu’il ne compte pas sur moi.

Je ne comprends toujours pas pourquoi ce n’en est pas un. Pourquoi ça ne semble pas le toucher. Peut-être que les saloperies qui lui permettent de digérer les charognes ont eu raison de la merde en question… Il a l’air en bonne santé et vole normalement : il ne s’est pas fait mordre. Pourtant, ils chassent aussi les bêtes. C’est d’ailleurs grâce à ça que Sagabe et moi avons réussi à quitter le poste de police abandonné, en leur lâchant un poulet qu’ils poursuivent peut-être encore. Tout ce qui est vivant les attire comme un aimant, nous comme le reste. Et à partir du moment où l’on est mordu, on rejoint la horde. Aucune exception.

Je me suis arrêté de marcher un instant, découvrant un insecte au sol. Un genre de gros scarabée noir, qui se dandinait sur le sable. La bestiole profitait sans doute des dernières secondes de fraîcheur de l’aurore avant de s’enfouir sous les dunes pour passer la journée. C’est alors que j’ai remarqué ce qui pendait de son abdomen. Une goutte d’eau. J’ai attrapé le stenocara et je lui ai léché le ventre. Lui agitait ses pattes griffues contre ma langue mais je m’en fichais : je lui volais sa flotte. En produisait-il souvent ? Dans le doute, je l’ai glissé dans mon thermos vide, avec un peu de sable. Les parois encore fraîches du conteneur le stimuleraient peut-être à nouveau pendant la journée. Je reprends ma route, cette goutte d’eau m’ayant revigoré. En fait, elle m’a apporté plus que ça. A présent, je sens qu’il me reste un espoir.

J’ai tué le vautour. Il m’agaçait. Je me suis décidé à faire le mort en m’allongeant dans le sable encore frais, puis j’ai arrêté de bouger. J’ai pas attendu bien longtemps. Quant il est venu me filer deux-trois coups de bec, je lui ai attrapé une patte et l’ai plaqué au sol. Ensuite, je l’ai matraqué à coups de fusil, jusqu’à ce que ses longues ailes brunes cessent de battre. Puis j’ai du le tuer une seconde fois, son organisme ayant enfin succombé à l’épidémie. Bouffer des charognes ne lui a pas réussi. C’est pour ça que j’y ai pas touché. En attendant, je continue ma route seul. Enfin pas vraiment : au fond de ma gourde, mon nouvel ami me tient compagnie.

La semelle de l’une de mes chaussures a lâché. Le sable entre à présent en contact avec ma voûte plantaire et me brûle atrocement. Ca me ralentit et me force à produire des efforts inutiles. La soif est revenue, la faim aussi. Au loin, derrière une dune, j’aperçois une image floue. Sombre. Je ne me berce pas d’illusions : le désert est déjà assez habile à en produire comme ça.

Je crois que je ne rêve pas. Il y a bel et bien des palmiers, au moins une trentaine, là devant moi. A même pas cinquante mètres. Et à leurs pieds, ce qui ressemble à une vaste mare, entourée de joncs bien verts. Pour autant, je ne me précipite pas. C’est trop beau pour être vrai. Mais à mesure que je m’approche, je me rends à l’évidence. C’est réel. C’est la fin du cauchemar.

L’eau est tiède mais potable. Au milieu du bassin, large d’une vingtaine de mètres, dansent des crevettes et des petits poissons, là où dans les palmiers, des grappes de dattes pendent, n’attendant que d’être cueillies. Une oasis. J’en ai rêvé depuis si longtemps. Après m’être bien giflé une douzaine de fois, je suis enfin assuré que je ne délire pas. Ma bonne étoile m’a enfin souri.

La datte a une chair charnue, sucrée. Délicieuse. Mon estomac rempli, c’est au tour de mes gourdes. Je vide celle contenu l’huile de moteur et l’autre, abandonnant le scarabée dans une touffe de brins d’herbes où il sera probablement à son aise. Ainsi paré, je me dis que je vais peut-être rester un peu plus longtemps dans ce véritable jardin d’Eden. Le temps de retrouver complètement mes forces. Et je compte bien savourer chaque instant de ce rêve éveillé.

Un bonheur n’arrive jamais seul. Alors que je cherchais un endroit à l’ombre pour me reposer, j’ai repéré le dromadaire. Sa bride lui pendait encore le long du cou, et une selle richement décorée ornait encore sa bosse unique. Sans doute s’était-il enfui et son odorat l’avait mené jusqu’ici. En tous cas, il fera un bon moyen de transport, si je parviens à l’attacher sans qu’il ne s’enfuie. Je m’approche lentement, sans gestes brusques. Il n’a pas l’air d’avoir peur : parfait. Quant je suis assez prêt pour le toucher, je caresse la selle en cuir. Il reste calme, il a l’habitude des hommes. Je me décide à l’escalader, grimpant sur son dos pour caler mes fesses sur la selle. Brusquement, celle-ci se dérobe sous mon poids, ainsi que la bosse toute entière. Je roule dans le sable et pousse un gémissement de douleur. Le lourd équipement m’écrase les jambes, m’empêchant de bouger. L’énorme paquet de graisse moisie,lui, se délite sur mon torse, masse gélatineuse et puante. Mais alors que je cherche à me relever, je vois le dromadaire se tourner vers moi. Je remarque alors ses yeux et sa gueule grande ouverte qui approche de mon visage. Les humains ne sont plus les seuls concernés. Et merde…



 

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