lundi, 20 juin 2016
La Murène [Nouvelles/Thriller]
Tanya descendit les marches de l’université avec empressement. La jupe de son uniforme voletait facilement au gré du mouvement, de même que sa queue de cheval noire. C’était une belle journée. Pour autant elle n’avait pas l’esprit tranquille. Les études n’y étaient pour rien. C’était cette histoire de tueur en série qui occupait ses pensées. Il faut dire que le nombre de victimes commençait à grossir de manière inquiétante et toujours aucune piste sérieuse selon les forces de l’ordre. Elle ne pouvait se défaire de l’idée qu’elle serait la prochaine. Elle avait le profil.
Solitaire, elle ignora comme à son habitude les groupes de jeunes filles épars sur le trottoir, discutant de choses aussi primordiales que le dernier clip de la dernière chanteuse en vogue ou bien la nouvelle paire de chaussures à la mode. Hors de prix, évidemment. Tout comme son amitié.
Elle laissait derrière elle ces conservations futiles lorsqu’une voiture s’avança jusqu’à elle. Le conducteur baissa la vitre côté passager pour faire entendre sa voix :
- Je peux vous raccompagner ? Vous avez l’air fatigué de marcher.
Sans ralentir, sans même tourner la tête, Tanya répondit :
- Ca se comprend, je tombe sur des tarés de votre espèce tous les cent mètres.
L’homme fit entendre son rire. Son rire avait une sonorité agréable. Tanya s’arrêta et se pencha pour le dévisager. L’homme immobilisa son véhicule et tourna la tête, comme pour mieux se faire identifier.
Il devait avoir la quarantaine. Des cheveux courts et clairs, des yeux rieurs, l’air sportif et pantouflard à la fois. En fait, ça pouvait être n’importe qui.
Tanya se méfia donc très naturellement.
- Pour votre question, c’est non.
- Vous ne montez pas avec des inconnus, ça se défend. Surtout par les temps qui courent.
Il tendit sa main droite.
- Je m’appelle Richard.
- Ca ne change rien.
- Est-ce qu’il y a une autre raison à ce refus ?
Tanya fit mine de réfléchir.
- Est-ce que ce monde est un endroit dangereux pour une personne comme moi ?
Richard secoua la tête.
- Touché.
Puis elle lâcha abruptement :
- Vous avez le profil du tueur, moi, celui de la victime.
- Tu m’as l’air d’une spécialiste, dit-il en riant. Tu travailles pour la police ?
- Je hais les flics.
- J’en conclus que tu as déjà eu affaire à eux.
- Je préfère oublier.
- Je comprends. Tu ne changeras pas d’avis, alors.
- Si vous continuez à me suivre, je surmonterai ma haine et j’appellerai la police.
Tanya redressa la tête et s’apprêta à repartir.
- Si j’étais vraiment le tueur, tu sais très bien que ce n’est pas ça qui m’arrêterait.
Elle baissa lentement la tête jusqu’à la portière. Son regard en disait assez long sur l’angoisse qu’avait suscitée en elle cette dernière déclaration :
- Qu’est-ce que vous avez dit ?
Richard sourit, un peu amusé, un peu gêné, comme s’il lui avait raconté une blague salace.
- Désolé, je n’aurais pas dû dire ça. C’était de mauvais goût. Je suis vraiment navré. Tu me pardonnes ?
En guise de réponse, il eut une vue imprenable sur le majeur de la main droite de la jeune fille. Elle pressa le pas et disparut au coin de la rue, invisible parmi la foule.
Le lendemain, Tanya quitta l’université plus tôt. Elle se rendit à l’autre bout du quartier et se paya un hot-dog dégoulinant de ketchup. Un de ses rares plaisirs. Elle mordit dedans et faillit s’étrangler en reconnaissant la voiture stationnée devant elle.
- Coucou !
Elle sursauta et fit tomber son hot-dog qui laissa une belle marque rouge sur le sol.
- Je crois que ça compromet encore mes chances de te ramener chez toi.
Elle fit un pas en arrière en reconnaissant Richard debout à côté d’elle. Ce type était une vraie sangsue. Il l’avait sûrement suivie depuis l'université.
- Non, je ne vous ai pas suivie, jeune fille. Je traîne moi-même souvent par ici après le boulot. Pas pour les hot-dogs, mais plutôt pour l’ambiance. C’est un coin tranquille, il y a un joli parc.
Il la dévisagea franchement.
- Et de jolies filles.
Les yeux de Tanya menacèrent de sortir de leur orbite :
- Putain d’obsédé !
Elle saisit son téléphone et commença à composer un numéro en mettant quelques mètres entre elle et lui.
- Ne fais pas ça, l’implora-t-il.
Elle le toisa avec dédain.
- Ah, ouais ! Pourquoi ? Vous avez un casier judiciaire chargé ?
Il secoua la tête en souriant avant de tendre son portefeuille.
- Je suis flic.
La main tenant le téléphone tomba mollement.
- Putain, la poisse.
Il lui avait racheté un hot-dog et s’en était offert un. A présent, ils mangeaient tous les deux, assis sur un banc dans le parc vanté par Richard. Quelques joggers rythmaient la vie de ce lieu tout comme les cris des oiseaux mendiant quelque miette échouée sur le sol.
- Ne me dis pas que tu n’es jamais venue ici ?
Tanya haussa les épaules.
- Les parcs c’est pas mon trip.
- Ah. Et c’est quoi ton trip ? Les universités ?
Elle grimaça.
- Vous allez coincer le tueur ?
- Désolé de te décevoir, mais je ne suis pas chargé de l’affaire. Je ne suis qu’un modeste gratte-papier. Ce qui ne m’empêche pas de contribuer à la sécurité de la population.
- En suivant les étudiantes fans de hot-dogs ?
Richard la toisa avec admiration.
- D’où te vient cette fantastique répartie ?
- Quand on a pas de vie, faut avoir de l’humour, j’imagine.
- Qu’est-ce que ça veut dire, pas de vie ?
- Si vous m’aviez dit que vous étiez psy, j’aurais peut-être répondu, mais vu que vous êtes seulement flic.
- C’est loin d’être incompatible. Un bon flic se doit d’être fin psychologue.
- Ok. Alors qu’est-ce que vous pouvez deviner sur moi rien qu’en me regardant ?
Richard s’esclaffa, déconcerté par la tournure des évènements avant de se laisser séduire par le défi :
- Milieu modeste. Liens familiaux réduits voire inexistants. Solitaire dans l’âme. Passé douloureux. Caractère en acier trempé. Athée. Extrême sensibilité, mais refoulée au plus profond. Anorexique.
Richard essaya de détendre l’atmosphère, qui s’était sensiblement refroidie, avec son sourire le plus chaleureux :
- J’ai bon ?
Tanya jeta les restes de son hot-dog et se leva brusquement. Sans un mot, elle courut vers la sortie du parc en bousculant un jogger au passage.
Richard l’observa, pensif, avant de regarder les oiseaux picorer le pain.
Il soupira.
- J’ai bon.
Le jour suivant, elle prit un autre itinéraire. Les cours l’ayant ennuyé à mourir, elle n’avait aucune envie de se farcir Richard en plus de cela. J’ai le cafard, j’ai pas envie de poulet, se dit-elle sans réussir à s’amuser de sa réflexion.
Elle qui répugnait à se mélanger au commun des mortels se força à prendre un bon bain de foule pour conserver un anonymat salvateur.
Pour elle, ce fut comme plonger en apnée. Elle détestait les gens de la rue.
Ils ne marchaient jamais au bon rythme. Et puis il y avait les odeurs. Elle avait un odorat très sensible et dans ces conditions, il était soumis à rude épreuve. Elle caressa nerveusement le Zippo dans la poche de sa veste en cuir.
L’objet avait toujours eu un effet apaisant sur elle, enfin cela était dû moins à l’objet lui-même qu’aux circonstances dans lesquelles elle était entrée en sa possession. Quelques images d’une indicible violence lui zébrèrent l’esprit.
Elle frissonna, puis accéléra le pas, sans se soucier de la bousculade occasionnée. Elle était presque sortie de la masse compacte de piétons lorsqu’elle se heurta à l’un d’eux qui arrivait en sens inverse. Levant les yeux, elle dévisagea le crétin qui lui faisait obstacle. Lorsqu’elle le reconnut, sa main se referma comme une griffe sur le briquet gravé.
- Je n’ai pas demandé de garde du corps, alors foutez-moi la paix !
La pluie tomba sans crier gare. Un crachin, violent et froid comme la mort.
Richard déploya un parapluie au-dessus d’eux.
- Je ne fais que mon boulot.
- Il y a des tas de filles à surveiller. Pourquoi moi ?
- Parce que je ne peux pas toutes les surveiller.
- Et si je ne veux pas être surveillée, c’est mon droit.
- Oui, tout comme tu as le droit de mourir.
- Si je dois y passer, vous ne pourrez rien y faire. Vous ne pouvez pas toujours être derrière mon dos.
Sur ces mots, elle s’éloigna d’un pas exprimant toute sa contrariété. Et ses pieds étaient aussi expressifs que son visage. Richard dût courir pour la rejoindre.
- Non, mais je peux réduire les risques. C’est ça mon boulot. Les miracles, c’est pour les magiciens. Je suis très lucide, ne t’en fais pas.
- Je suis aussi en droit de penser que vous me harcelez. Que vous soyez flic ne change rien.
- Tu es effectivement en droit de le penser. Et moi je suis en droit de penser que tu as un casier chargé et que ma présence te rappelle un peu trop le passé que tu veux oublier.
Tanya s’arrêta subitement, la bouche déformée par un rictus de haine :
- Vous vous êtes renseigné sur moi ?
Richard affronta son regard avec la force de l’expérience.
- Non. Je n’ai aucune raison de le faire, tant que tu ne m’en donnes pas une.
- Vous ne seriez pas en train de me faire du chantage, par hasard ?
- Je fais en sorte de te garder en vie. Méfie-toi si tu veux, mais ne m’empêche pas de faire mon job. Tu n’as rien à y gagner.
- C’est marrant, je pense justement le contraire.
Elle glissa deux doigts dans sa bouche et émit un sifflement strident qui vrilla les tympans du flic. Le temps qu’il se remette de cette attaque surprise, la jeune fille avait disparu dans un taxi qui l’emporta à l’autre bout de l’avenue, vers une destination connue d’elle seule.
Elle put se féliciter d’avoir été si sèche avec Richard lorsque plusieurs jours passèrent sans qu’elle ait le malheur de tomber sur lui à l’improviste. Il avait fini par comprendre. Il était tenace, mais elle l'était aussi.
Pendant ce temps, le tueur en série avait fait une nouvelle victime. Assise sur les marches menant à l’entrée de l’université, Tanya lut la première page d’un journal abandonné là presque à dessein. La photo de la jeune fille assassinée vint lui rappeler un peu plus combien elle était une proie idéale. Elle lut l’article en détails comme pour s’obliger à affronter sa peur en face.
Les mots « ligotée », « égorgée », « violée » furent autant de gifles assenées comme à son intention.
Elle avait peut-être fait une erreur en décourageant Richard de la protéger. La seconde d’après, elle jetait le journal et crachait sur le sol. Elle n’avait pas besoin de lui. Elle n’avait besoin de personne. Elle était assez forte. Si tel n’avait pas été le cas, elle n’aurait pas survécu à son passé.
Elle traversa le parc en se convainquant que c’était plus par provocation que dans l’espoir de tomber sur son protecteur. Elle décida d’en profiter pour s’acheter un hot-dog. Elle se raidit en apercevant Richard assis sur un banc en compagnie d’une espèce de junkie. Elle devait avoir son âge. Une chose était sûre, elle lui ressemblait assez pour qu’elle ne puisse y voir une coïncidence. Le fumier, il lui avait déjà trouvé une remplaçante !
Elle se dissimula derrière une poubelle et les épia comme deux amants clandestins. Ce n’était pas de la jalousie. Enfin, peut-être un peu. Pour une fois que quelqu’un s’intéressait à elle, voilà qu’elle trouvait le moyen de se priver de son attention. Oui, elle était tenace. Et très lunatique, aussi. Elle commença à avancer furtivement vers le couple lorsqu’elle le vit se lever et quitter le parc. Ils avaient tout l’air d’être les meilleurs amis du monde. Tanya eut juste le temps de voir la junkie grimper dans la voiture de Richard avant que le véhicule ne disparaisse à l’autre bout de l’avenue, vers une direction inconnue.
L’étudiante jura avant de soupirer, résignée. Au moins une fille qui serait épargnée par le tueur, se consola-t-elle. Puis elle revint dans le parc pour faire un sort à un hot-dog dégoulinant de sauce tomate.
Gina revint à elle. Le goût de son propre sang lui emplissait la bouche. Elle commença à gémir en réalisant dans quelle situation elle se trouvait. Elle était attachée fermement à une chaise. On lui avait ôté ses vêtements. Il faisait très froid. Elle ne distinguait rien de précis. Il faisait trop sombre et le sang qui avait coulé sur ses yeux ne l’aidait pas à repérer quoi que ce soit. La douleur sur son crâne l’empêcha pendant un moment de comprendre l’étendue de la tragédie qui s’annonçait. Elle essaya de se remémorer comment elle était arrivée jusque-là. Lorsqu’elle se rappela du type prévenant qui l’avait accostée, elle comprit rapidement. Elle avait toujours été très naïve, confiante en sa bonne fortune. La roue avait tourné. Elle pleura. Elle n’était pas bâillonnée, mais elle préféra sangloter en silence de peur d’attirer l’attention sur elle. Elle espérait sans doute un miracle. C’était une farce, voilà tout, un bizutage de mauvais goût, comme celui qu’on réservait aux nouvelles étudiantes.
Qu’est-ce que cela aurait-il pu être autrement ?
Elle renifla un peu trop bruyamment à son goût, mais ce faisant, elle remarqua enfin l’odeur d’urine. Elle était si forte qu’elle se demanda comment elle avait fait pour ne pas la sentir plus tôt. Elle crut immédiatement que cela venait d’elle avant de s’apercevoir que c’était une odeur plus ancienne, une odeur qui imprégnait complètement les lieux, leur conférant une identité des plus sordides. Car c’était plus qu’une simple odeur d’urine, c’était l’odeur de la peur, viscérale, primitive, celle qui ronge un être humain de la tête aux pieds alors qu’il est sur le point de connaître un supplice comme nul autre pareil.
Gina sursauta. Son cœur martela sa poitrine avec une force inouïe comme pour s’en extraire. Quelque chose venait de tomber à ses pieds. La faible lumière naturelle provenant du plafond lui apprit qu’il s’agissait d’un journal. Après un moment d’hésitation, elle tordit le cou pour le déchiffrer. Une photo illustrait la première page, le portrait d’une jeune fille coiffée comme elle, même queue de cheval noire, même visage pâle, même sentiment de solitude ancré dans le regard. Alors la peur s’exprima à son tour en elle, alimentant un peu plus l’odeur imprégnant les lieux. Une odeur qui ne manquerait pas d’écoeurer l’odorat ô combien sensible de la prochaine victime.
Tanya attendait Richard sur les marches de l’université, un journal en main. Nouvelle victime. Et elle la connaissait pour l’avoir vue en compagnie de Richard, la veille. Ce flic n’était pas de taille pour la mission qu’il s’était choisi. Elle ne fut pas surprise de le voir quelques instants plus tard se garer à proximité et venir à sa rencontre.
Il avait l’air fatigué. Pas de sourire enjôleur, cette fois. Tanya ne l’épargna pas pour autant.
- Tu n’as pas su la protéger, pourquoi tu réussirais à me protéger, moi ?
- Je ne fais pas de miracles, tu te souviens ? Je réduis seulement les risques.
- Tout ce que tu as fait c’est d’attirer un peu plus l’attention du tueur sur elle. Ca fait quoi d’être complice d’un tel taré ?
Il écarquilla les yeux avant de la gifler. Estomaquée, elle se leva et lui rendit sa gifle. Elle fit mine de quitter les lieux, mais il la retint par un bras.
- Je ne veux pas qu’il t’arrive la même chose !
Elle se planta devant lui, hors d’elle :
- Alors pourquoi tu m’as abandonnée ?
Ils se figèrent un moment tandis que les élèves descendaient en masse les escaliers, suspendant leur intimité naissante. Ce qui leur donna l’occasion à tous deux de retrouver leur calme.
- Excuse-moi, dit Richard, c’est vrai je n’aurais pas dû. Mais t’es vraiment pas une fille facile, tu sais.
Tanya ne répondit rien. Il comprit qu’elle reconnaissait enfin ses torts.
- Ne restons pas là.
Ils allèrent manger plusieurs hot-dogs, histoire d’enterrer la hache de guerre.
Alors que le jour déclinait, ils décidèrent de se balader à l’écart du monde dans un parc peu fréquenté de la ville.
Richard s’arrêta à proximité d’une imposante fontaine surmontée d’un cupidon qui semblait prendre un malin plaisir à les viser. Il prit Tanya par les épaules :
- Reste avec moi. Je t’en prie. Fais ça pour moi si tu ne veux pas le faire pour toi.
Un sourire illumina son visage.
- Ou l’inverse.
Tanya sourit à son tour. Elle retint ses larmes avant de se jeter dans ses bras. Richard la serra longuement contre sa poitrine, la serra de plus en plus fort comme pour rattraper tout ce temps où elle était restée hors de sa portée. Mais il finit par serrer trop fort le corps si fragile de la jeune fille. A présent, elle peinait clairement à respirer.
- Richard, mais qu’est-ce que t…
Elle le dévisagea, paniquée. Elle ne le reconnut pas.
En l’espace d’un instant, Richard était devenu un autre homme. Elle essaya alors de se débattre, lui donnant des coups de pied dans les tibias. Sans mot dire, il lui assena un coup de tête et la regarda s’écrouler à ses pieds.
- Oui, vraiment pas une fille facile.
Il commença à soulever le corps inerte, aussi léger qu’une plume, sans même remarquer les poings fermés de sa victime. Il contempla le Cupidon hilare, comme se riant de la situation. Richard trouva cela très amusant aussi.
- Tu n’es pas flic, alors.
- Qu’est-ce qui t’effraierait le plus ?
Richard apparut devant elle. Il était nu. Elle lui adressa un regard provocateur. Il s’approcha d’elle et s’accroupit.
- Quand je t’ai rencontrée la première fois, j’ai su que tu ferais une proie idéale. Pas parce que tu serais une proie facile. Au contraire. Parce ce que tu me résisterais. Et ça, ça ne m’était jamais vraiment arrivé.
Elle sourit.
- Ravie de réaliser ton fantasme.
Il la jaugea avec fascination.
- Tu n’as pas peur de mourir, hein ?
Elle leva les yeux et le dévisagea sans ciller :
- Je suis déjà morte tellement de fois.
Richard secoua la tête.
- Je me doute que tu en as pas mal bavé.
Il se releva et fit quelques pas, les yeux dans le vague.
- C’est embêtant. Lire la peur dans les yeux de mes victimes, voir leurs regrets, ça fait partie de mon plaisir. Et si je ne l’ai pas, mes actes perdent tout leur sens.
Tanya fit la moue.
- Je te croyais plus sophistiqué.
Richard esquissa un sourire.
- Et moi je te croyais plus sensible.
- Alors, on va se faire la gueule ?
Richard s’esclaffa.
- Ah, tu vas me manquer, Tanya.
Il avait un couteau dans la main.
Il se jeta sur elle sans crier gare.
Tanya bascula vivement sur le côté. La chaise se renversa sur le sol. Emporté dans son élan, le tueur s’étala de tout son long, égratignant son sexe sur le sol. Il poussa un cri de douleur. Tanya ouvrit son poing droit et actionna le Zippo. La flamme était puissante. Tanya sentit l'odeur de sa chair brûlée, mais en vérité, elle en avait vu d'autres. Richard gémissait. Il tentait de se relever, cherchant sa lame du regard. Derrière lui, il entendit sa victime commençait à se libérer. Il réalisa alors combien il avait sous-estimé la jeune fille. Au moment où il allait se saisir de son arme, le pied droit de Tanya lui percuta violemment la mâchoire. Il secoua sa tête endolorie et lui porta un coup de poing terrible dans le bas-ventre. La jeune fille tomba à genoux, la bouche grande ouverte. Il en profita pour ramasser son couteau. Il attrapa la queue de cheval de son adversaire et sa lame décrivit un arc de cercle. Qu’elle ne termina jamais. Tanya tendit son bras et la flamme du Zippo lui brûla les parties. Il tomba aussitôt à genoux. Elle ignora son hurlement. Sans lui laisser de répit, elle lui flanqua un coup de pied dans la tête et se saisit ensuite de la chaise qu'elle écrasa sur lui à plusieurs reprises. Elle ne s’arrêta que lorsque le dossier lui resta dans les mains.
A bout de forces et de souffle, elle s’écroula sur le sol en contemplant le corps inerte de Richard. Elle vit avec soulagement sa poitrine se soulever lentement. Il devait rester en vie, c’était dans le contrat.
Lorsqu’elle fut suffisamment remise de l’épreuve, elle quitta la cave et trouva un téléphone dans la maison. Tandis qu'elle les appelait, elle caressa son poignet gauche là même où ils lui avaient introduit le traceur.
Ils arrivèrent discrètement moins d’une demi-heure après. L’agent Ron Davis emmitoufla Tanya dans une couverture avec une attitude aussi paternelle que le lui permettait son statut. Il caressa son épaisse moustache rousse en regardant ses hommes emporter le corps inanimé du tueur dans le fourgon.
- Ca été ?
La jeune fille essuya le sang séché qui avait coulé de son nez.
- A votre avis ? Faudrait quand même mettre à jour mon assurance. Juste au cas où.
Elle s’assit sur ce qui restait de la chaise et balança ses jambes dans le vide comme une enfant gâtée :
- Vous auriez pas une cigarette ?
Davis l’observa, médusé.
- T’es vraiment parfaite pour ce job.
D’un clappement de langue, elle lui rappela sa question.
- Désolé, j’essaie d’arrêter de fumer.
Elle soupira.
- Vous allez me ramener tout de suite ?
Davis haussa les épaules avec sollicitude.
- C’est dans le contrat, tu le sais bien. T’es une murène, Tanya. Et une murène rentre toujours dans son trou après avoir attrapé sa proie.
Le tueur enterra sa quatrième victime dans les bois avant de monter dans sa camionnette. Il expira bruyamment comme après chaque meurtre. Ca faisait partie du rituel. Il posa ses mains gantées sur le volant et démarra. Il avait déjà repéré sa prochaine victime. Une délicieuse créature. Jeune, peu farouche et avec des yeux bleus ensorcelants comme il en avait rarement vu. Il frémit à l’idée de poser ses mains sur elle.
18 heures plus tôt
Ron Davis était assis face à Tanya dans sa cellule tout confort pour leur entretien hebdomadaire. Ron était l’une des rares personnes à connaître son existence. Pour le reste du monde, Tanya n’existait plus. Officiellement, celle qui avait perdu ses parents en les brûlant vifs le jour de ses seize ans avait été arrêtée et purgeait une peine de longue durée dans un établissement psychiatrique sous haute surveillance. En vérité, son sang-froid exceptionnel, son esprit analytique et ses capacités d’adaptation exemplaires avaient retenu l’attention d’une cellule secrète du FBI. Qui depuis ne pouvait plus se passer de ses services.
Un contrat avait été passé avec le gouvernement. Les détenus devenaient trop nombreux, ils coûtaient cher, les soigner prenait du temps. Une idée avait fini par germer. Et si pour purger sa peine envers la société, un criminel exploitait son savoir-faire afin de purger la société des autres criminels. Une autre forme de justice. Confidentielle. Très confidentielle.
En échange d’une relative liberté, Tanya les aidait à coffrer les pires prédateurs humains du pays. Et elle se montrait de plus en plus douée. Pour eux, c’était un contrat différent à chaque fois. Pour elle, c’était simplement un job, son job. Et elle était une professionnelle pour le moins zélée.
Ron avait étalé une dizaine de photos sous son nez, attendant fébrilement son verdict. Tanya minaudait tout en jouant avec son zippo. Celui de feu son beau-père ou plutôt de l'homme qui l'avait maltraitée, avec ce même zippo, jusqu'à la violer, très régulièrement. Son corps en était encore témoin.
Lorsque Tanya avait trouvé la force de confier son traumatisme à sa mère, sa mère de sang, celle-ci n'avait trouvé rien de mieux à faire que mettre en doute sa confession. "Je sais que tu ne l'aimes pas. Tu ne l'as jamais aimé. Alors tu inventes cette histoire pour que je le quitte." Une forme de lâcheté, pire : de complicité. Qui n'avait pu trouvé grâce aux yeux de Tanya.
En un éclair elle quitta son passé pour se recentrer sur le présent :
- Toutes les victimes avaient les yeux bleus ? Enfin, je veux dire, avant que le tueur leur enlève.
Ron opina du chef.
- Ca veut dire que je vais porter des lentilles ?
Ron confirma à nouveau avant d’agiter la photo de la dernière victime :
- Celui là est très dangereux. Mais il est aussi très exigeant.
Tanya posa ses bottes sur la table.
- Ok. Alors trouvez-moi un putain de bleu !
Lorsque le tueur la vit en train de faire du stop à la sortie de la ville, il crut que Dieu en personne avait répondu à son appel. Le moment et le lieu idéals pour opérer. Pas de témoin. Lorsqu'il ouvrit sa portière et qu'elle se glissa sur le siège avant, ses mains se crispèrent sur le volant. Elle avait des yeux tellement bleus, tellement lumineux qu'ils ne pouvaient pas être naturels. Oui un véritable ange envoyé par Dieu lui-même. Il tempéra son émotion.
- Vous allez où, jeune fille ?
Tanya lui dédia son sourire le plus irrésistible :
- Très loin d'ici, dit-elle avec tristesse.
- Tu as été abandonnée, c'est ça ? Peut-être même trahie ?
Elle acquiesça.
Il lui caressa la cuisse.
- Ne t'inquiète pas. Tout va bien se passer, maintenant. Je vais m'occuper de toi.
Tout en serrant le zippo dans sa poche, Tanya se dit exactement la même chose.
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