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lundi, 20 juin 2016

Le Bon Mélange [Nouvelles/Drames]

Le Bon Mélange.jpg

Théo n’avait jamais aimé l’école.
Les sciences encore moins.
Aussi lorsque ses parents lui avaient commandé un B minimum au prochain devoir, il avait immédiatement senti la pression. Et comme pour être certains d’obtenir le résultat escompté, ils avaient crû bon de l’amadouer avec des vacances au ski.
La récompense était belle, mais était-elle vraiment à la hauteur des efforts qu’elle allait nécessiter ?
Il avait trois semaines pour réviser.
Le premier jour, lorsqu’il ouvrit le livre, il eut la nausée.
C’était vraiment du chinois pour lui. Ou plutôt, il aurait préféré que ce soit du chinois, vu qu’il était d’origine chinoise. Mais ce qu’il avait sous les yeux ressemblait plus à des hiéroglyphes qu’à autre chose.
Le deuxième et le troisième jour il ignora le livre.
Le quatrième, il senti qu’il était très mal parti et que s’il continuait comme ça il pouvait dire adieu à la neige.
Le cinquième jour, au lieu de rentrer directement à la maison après les cours, il s’arrêta sur le bord ombragé d’une rivière.
C’est précisément à cet endroit qu’il fit la connaissance de Jasper.
Jasper était un homme grand et sec. Il ne devait pas avoir quarante ans, mais il était déjà chauve. Il avait le visage marqué. Théo était encore trop jeune pour comprendre par quoi.
Il savait qu’il devait se méfier des étrangers. Jasper sentit son hésitation.
- Tu sais, bonhomme, on est pas obligé de devenir les meilleurs amis du monde. Mais que cela ne t’empêche pas de rester un peu ici si tu le souhaites.
Puis il l’examina attentivement.
- Tu as l’air de fuir quelque chose.
Théo s’assit sur une grosse pierre, imitant Jasper. Un confident, c’est ce qui lui avait toujours manqué, sans qu’il puisse le formuler ainsi. Il était fils unique, ses copains n’étaient pas très à l’écoute et ses parents ne juraient que par sa réussite scolaire.
- Non, je ne fuis pas. Je sors de l’école.
- Ah. C’est la première fois que je te vois ici. Tu pensais trouver quelque chose.
- Je ne sais pas, monsieur.
- Ouais, fit Jasper. Je crois que toi et moi on est dans la même galère.
Comme Théo se sentit en confiance, il perdit de sa retenue :
- Et vous, qu’est-ce que vous faites ici ?
- La même chose que toi, bonhomme. Je cherche ce que je pourrais bien trouver.
Il se mit à rire aux éclats. Le rire de jasper était très sonore au point que Théo en fut presque effrayé. Jasper remarqua son expression.
- Excuse-moi. Ces temps-ci, je n’ai plus trop l’occasion de rire.
Théo se mit à jouer avec une branche morte.
- Moi aussi, en fait.
- Tu as l’air très sérieux pour un gosse de ton âge. On dirait que tu portes le monde entier sur tes épaules.
- J’ai du travail à faire, mais j’ai vraiment pas le courage.
Il exhiba son livre de sciences.
Jasper tendit la main avec un sourire. Théo le lui donna.
- La Chimie ! Ah ! Moi aussi je détestais ça. Mais à deux, on pourra peut-être en venir à bout, qu’est-ce que t’en dis ?
Théo haussa les épaules.
Jasper rit à nouveau.
- Je prends ça pour un oui. Allez, viens, bonhomme, rapproche-toi.
Théo s’installa à côté de Jasper et ensemble ils affrontèrent les hiéroglyphes.

Cette nouveauté dans leur quotidien devint rapidement une habitude et d’habitude, elle devint naturellement un rituel, des plus précieux, des plus sacrés qu’ils ne manquaient tous deux sous aucun prétexte.
Se sentant aussi seuls l’un que l’autre, ils mesuraient la chance de s’être rencontrés de la sorte.
Les progrès de Théo en Chimie furent aussi manifestes que la force de cette complicité inespérée. Théo appréciait les efforts de Jasper afin de lui inculquer des notions jusque-là incompréhensibles. Il ne voulait pas lui faire perdre son temps, le décevoir encore moins. Le zèle dont il fit montre était inédit et fit évidemment la fierté de Jasper.

- Tu aurais dû être professeur, lui dit un jour Théo alors qu’il partageait un paquet de biscuits.
Jasper ne répondit pas. Mais le garçon eut le temps de voir le coin de ses yeux briller.

Le jour du devoir approchait. Il ne restait plus que trois jours. Théo n’avait pas vu le temps passer. Il faut dire que la compagnie et le talent de Jasper avaient su lui ôter ses peurs et son désespoir les plus ancrés. Un vrai miracle.
Ces trois derniers jours, Théo les passa seul. Seul, car Jasper fut introuvable. Ni au bord de la rivière, ni aux alentours. Disparu. Comme s’il n’avait jamais existé. Comme si sa mission accomplie, il s’était envolé, tel un ange.
Théo en fut très attristé. Mais il était malgré tout très heureux d’avoir connu Jasper.
Il eut un B à son devoir. Il aurait probablement eu un A s’il avait pu avoir des nouvelles de Jasper pour le rassurer.
A la maison, on fêta dignement cet heureux évènement et Théo reçut la promesse de passer les prochaines vacances aux sports d’hiver.
Là-bas, il rencontra celle qui devint la femme de sa vie et qui lui donna des années plus tard trois beaux enfants. Théo n’oublia jamais Jasper et l’importance qu’il avait eu dans sa vie.


Le jour du devoir de Chimie


Jasper s’assit sur la chaise de dentiste et se laissa sangler.
- Qu’est-ce qu’il a fait ? demanda un jeune gardien au vétéran.
- Il a tué toute une famille. Les deux parents et les trois gosses. Des chinois.
- Un accident ?
Le vétéran secoua la tête, le visage sombre.
- Crime raciste. On l’a chopé il y a trois jours. Il était en cavale depuis des années, ce fumier. Il est grand temps qu’il paie.
Un employé préparait l’injection létale, le bon mélange allié au bon dosage. Jasper respira un grand coup avant que l’aiguille de la seringue pénètre sa peau. Sa dernière pensée fut pour Théo.

Théo eut toujours une pensée pour Jasper. Il conserva toute sa vie le livre de Chimie qui les avait réunis et dans lequel Jasper avait écrit à son intention :

« La chimie c’est comme les émotions humaines. Si tu mélanges les bons ingrédients, tu peux faire tout exploser, mais tu peux aussi obtenir un miracle. »

 

 

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